ENQUÊTE FRANCEINFO. Comment Uber Eats et Deliveroo ont fait dérailler la livraison à vélo au profit du scooter
Plus de huit courses sur dix sont réalisées en deux-roues motorisés à Paris et en proche banlieue, selon notre décompte. Ce phénomène, lié à la baisse des tarifs proposés par les plateformes, met sous tension les livreurs et les riverains.
Votre commande est prête." Assis confortablement dans votre canapé, vous recevez une notification sur votre smartphone. En cliquant dessus, l'application de livraison de repas à domicile vous indique la position de celui qui vient sauver votre dîner en cette soirée de confinement. A l'écran, un cycliste miniature se déplace sur une carte de votre quartier. Mais au moment d'ouvrir la porte, surprise : le livreur porte un casque de moto et un scooter pétaradant attend devant l'entrée. Où sont passés les cyclistes aux chasubles colorés vantés dans les spots publicitaires et les applications Deliveroo et Uber Eats ? A en croire certains riverains des grandes agglomérations françaises, les vélos ont été évincés par les deux-roues motorisés. Des plaintes et des pétitions contre la propagation de ces engins polluants ont même été lancées à Tours, au Havre, à Nantes ou encore en région parisienne.
Du côté des plateformes, le message peut se résumer en une phrase : "Circulez, il n'y a rien à voir." "Dans 99% des endroits où l'on travaille, ça se passe très bien", assure Damien Steffan, porte-parole de Deliveroo. Il estime que les livreurs sont "grosso modo 50% à vélo et 50% à scooter" sur sa plateforme. Du côté d'Uber Eats, on assure par écrit que "la quasi-totalité des livreurs déclarent utiliser un vélo". Mais ces données sont-elles fiables ? "On n'est pas derrière chaque livreur. On peut imaginer que certains se déclarent en vélo et utilisent un scooter", reconnaît Damien Steffan. Les chiffres avancés par les plateformes sont, en effet, purement déclaratifs.
Pendant une dizaine de jours, franceinfo a donc scruté des restaurants partenaires de Deliveroo et Uber Eats pour pointer la proportion de vélos et de scooters. Bilan : sur un millier de livraisons analysées à Paris et en proche banlieue, 81% d'entre elles étaient effectuées avec un scooter thermique. Dans le détail, ce chiffre baisse légèrement dans le centre de Paris (66% de scooters) et explose près des "dark kitchen" de Deliveroo, ces cuisines installées dans des hangars de banlieue et dédiées uniquement à la livraison. Là-bas, la proportion de scooters frôle les 100%.
Des vélos en minorité
Il est 19 heures, mercredi 14 avril, devant l'une de ces "dark kitchen" située dans une petite rue de Courbevoie (Hauts-de-Seine). Malgré le couvre-feu, l'activité débute tout juste et une quarantaine de scooters sont déjà garés entre la ligne de chemin de fer et les entrepôts. Les smartphones des livreurs se mettent à vibrer. Peu à peu, des dizaines de jeunes hommes casqués s'alignent pour glisser les commandes de célèbres enseignes dans leurs sacs isothermes. Pizzas de chez Tripletta, burgers signés PNY, bobuns du Petit Cambodge... Tout est millimétré pour éviter de perdre du temps avant de foncer à la destination indiquée sur l'application. Ce soir-là, ils sont près de 300 à se relayer pendant un peu plus de deux heures. Parmi eux : 278 scooters pour 5 vélos.
"Regarde le prix de la course : 3,20 euros pour aller livrer à plusieurs kilomètres, ce n'est pas rentable !" lance Mehdi, casque de moto vissé sur la tête. Le trentenaire refuse la livraison en attendant de trouver une course plus longue et mieux payée. Inscrit depuis 2016 sur ces plateformes, il a vu son métier changer au fil des ans.
Il n'est pas le seul à avoir changé. "J'ai fait 8 mois en vélo classique, mais je ne pouvais pas continuer, j'étais mort, raconte Jacques, un trentenaire qui livre à Dijon. C'est pour ça que j'ai pris un scooter et ça s'est avéré être rentable parce que je peux faire davantage de courses." Comme lui, beaucoup ont réalisé que le deux-roues motorisé était devenu, au fil du temps, le moyen de transport idéal pour gagner plus. "Le temps d'une course à vélo, on peut en faire deux ou trois à scooter", justifie aussi Anton, livreur toulousain converti au moteur thermique.
Certains sont même allés plus loin. "J'ai commencé à vélo, mais maintenant, je fais tout en voiture, raconte Arthur, étudiant à Cherbourg. Pour nous, c'est plus pratique, surtout quand il pleut. Et pour le client, le repas arrive chaud." Il n'est pas un cas isolé. A Toulouse, Loïc s'occupe ainsi de livrer la périphérie de la ville en fast-food au volant de sa voiture. Une pratique pourtant formellement interdite par Deliveroo et Uber Eats.
Pourquoi ces auto-entrepreneurs ont-ils changé de moyen de transport, jusqu'à tomber dans l'illégalité ? Tous les livreurs rencontrés l'affirment sans détour : c'est la baisse des tarifs proposés par les applications, l'élargissement des zones de livraisons et l'explosion du nombre de coursiers qui a fait dérailler le système.
Des livreurs qui casquent
Les plus anciens se rappellent d'un temps, aujourd'hui révolu, où le rapport de force était inversé. "Au début, les plateformes proposent des rémunérations assez alléchantes pour recruter des livreurs", explique Jérôme Pimot, ancien livreur Deliveroo et cofondateur du Collectif des livreurs autonomes de plateformes (Clap). Ainsi, à son lancement en France, Deliveroo assurait un tarif minimum autour de 5 euros pour chaque course et complétait même la rémunération en cas de baisse d'activité. "Il y a quelques années, Deliveroo, c'était le Graal", assure Anthony*, livreur à Troyes. Même nostalgie du côté de Guillaume* : "A l'époque, j'arrivais à faire 20 euros de l'heure", assure cet autre livreur troyen.
Avec l'arrivée de nouveaux auto-entrepeneurs attirés par ce "bon plan", les conditions tarifaires ont peu à peu dégringolé. De combien exactement ? Impossible de le savoir pour Deliveroo. C'est un algorithme qui calcule le tarif de chaque course. "On a le souci d'être aussi transparent que possible, mais on ne peut pas l'être à 100%. Cette formule n'est pas une information que l'on veut donner", concède Damien Steffan, porte-parole de Deliveroo. Une opacité qui permet de faire évoluer les tarifs en toute discrétion, dans un secteur très concurrentiel.
De son côté, Uber Eats affirme garantir environ deux euros pour la prise en charge de la commande, un euro pour la remise au client et 80 centimes par kilomètre parcouru. Une nouvelle formule imposée à tous les livreurs arrivés après septembre 2019 sur la plateforme. Et en l'absence de contrat de travail, les auto-entrepreneurs n'ont pas leur mot à dire. "On est dans un système de connexion libre, rappelle Damien Steffan. Les livreurs ont la liberté de refuser une course dont le prix ne leur convient pas."
Une course à la course
Au fil des années, les livraisons se sont ainsi transformées en véritables courses, au premier sens du terme. Certaines plateformes accentuent cette compétition avec des "défis" permettant de gagner des primes à partir d'un certain nombre de trajets réalisés dans une plage horaire donnée. "Ils nous incitent à griller des feux, à ne pas respecter le Code de la route", assure Fares, livreur nantais de 19 ans.
Les plateformes ont aussi étendu leurs zones de livraison. Aujourd'hui, Uber Eats fonctionne dans pas moins de 245 agglomérations françaises où réside plus de la moitié de la population tandis que Deliveroo est disponible dans 60 grandes villes, soit 300 communes au total. "Parfois, le GPS nous faisait prendre l'autoroute, s'agace Frédéric, 46 ans, ex-livreur de Troyes. Je comprends tous ceux qui passent au scooter et même ceux en voiture."
Depuis quelques mois, les plateformes disent aussi avoir recruté à tour de bras, boostées par une croissance de plus de 100% entre 2019 et 2020. En un an, pas moins de 10 000 livreurs ont rejoint Uber Eats, qui en compte désormais 40 000. Ils sont 14 000 à être actifs chez le concurrent Deliveroo, dont un tiers de nouveaux rien qu'en 2020. "Maintenant, on est tous dans l'ultra-concurrence", s'inquiète Anthony, livreur à Troyes. "C'est devenu le Far West", résume Antoine, qui continue de livrer à Paris avec un vélo électrique.
Une crise sanitaire qui n'arrange rien
S'ajoute à cela le phénomène de la sous-location de comptes à des sans-papiers. "C'est de la sous sous-traitance, mais je n'ai pas d'autre solution", raconte Adel*, un livreur algérien qui paye 100 euros par semaine pour utiliser un compte Deliveroo à Montpellier. A l'autre bout de la chaîne, Nabil*, reconnaît avoir sous-loué son compte illégalement pendant quelques mois dans la capitale : "Quand les prix ont diminué, beaucoup se sont dits : vu qu'on est exploités, on va exploiter d'autres personnes."
Mais au-delà de la situation des livreurs, la recrudescence des scooters agace de plus en plus les habitants. "Les scooters de livraison représentent la moitié des nuisances déclarées par les riverains", s'insurge ainsi le collectif Vincennes au calme, contacté par franceinfo. Même constat pour l'association Ras le scoot, qui a dû ouvrir des antennes en province face au phénomène. "Il n'y a aucune grande ville qui échappe à cette problématique", assure son porte-parole Franck-Olivier Torro.
Les équipes municipales leur ont vite emboîté le pas. "La crise sanitaire a joué un rôle d'accélérateur de la livraison... avec tout ce que ça génère de nuisances", reconnaît Pascal Bolo, adjoint à la maire de Nantes, en charge de la sécurité. "A partir du deuxième confinement, j'ai été submergé de plaintes, renchérit Sébastien Cote, adjoint au maire de Montpellier, en charge de la protection de la population. Je me suis dit qu'il fallait réguler."
Les deux villes ont été les premières à agir frontalement contre le phénomène. D'abord à Montpellier, où le centre-ville était déjà classé comme aire piétonne. "J'ai donc pu donner des nouvelles consignes très strictes à notre police municipale", explique l'élu. A la clé, des dizaines de verbalisations en quelques jours. Début mars, la ville de Nantes a pris, elle, un arrêté municipal pour interdire les scooters du centre-ville pendant la journée. "Pendant un mois, on a surtout fait de la pédagogie et en avril, on est passé à une phase de moindre tolérance, explique Pascal Bolo. La circulation motorisée a fortement diminué depuis."
Persona non grata dans les centre-villes
Ces mesures sont loin de faire l'unanimité du côté des livreurs. Dorian, 19 ans, en a fait directement les frais. Il a ainsi été verbalisé par la police municipale alors qu'il allait récupérer une commande dans le centre-ville de Montpellier. "Ils adorent nous faire perdre 90 euros comme ça", s'agace l'étudiant, qui compte plus de 500 commandes au compteur. "C'est quasiment impossible de livrer dans ces conditions", déplore Farès, livreur nantais qui doit désormais abandonner son scooter sur plusieurs centaines de mètres.
Coincés entre des plateformes reines et des riverains agacés, les livreurs se retrouvent de fait esseulés. A Dijon, une partie du centre-ville a même été transformée en "zone blanche" par Uber Eats après des plaintes d'habitants. A cet endroit, il est désormais impossible de recevoir des commandes sur la plateforme. "On est un peu comme les sans domicile fixe. Eux, ce sont les banques qui mettent des trucs pour qu'ils ne dorment pas devant leurs agences. Nous, les plateformes nous mettent une zone blanche dans le centre-ville. On est des parias", se désole Quentin, livreur dijonnais à vélo et à moto.
Dans plusieurs villes concernées, des pétitions et des grèves de livreurs ont commencé à éclore. "On demande l'ouverture de négociations pour garantir un socle de droits", résume Ludovic Rioux, livreur lyonnais à la tête de la section locale de la CGT. Face à la fronde, le gouvernement a finalement fait un pas vers les livreurs indépendants. Une ordonnance, publiée le 22 avril, prévoit qu'ils puissent élire des représentants, comme des syndicats de salariés classiques. Mais cette élection nationale n'aura pas lieu avant 2022. Une éternité pour les livreurs en situation de précarité.
"On est à une période charnière, prévient Jérôme Pimot, ancien livreur Deliveroo et cofondateur du Clap. A la sortie du Covid-19, ça va être une hémorragie." La fin des restrictions sanitaires, qui ont fait exploser la demande de livraisons à domicile, pourrait en effet dégrader (encore) la situation. Anthony*, livreur à Troyes, en a déjà des sueurs froides : "Il va se passer quoi après le confinement et le couvre-feu, quand il y aura autant de livreurs, mais beaucoup moins de commandes ?"
* Le prénom a été modifié.