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De Bayrou à Dupond-Moretti : pour un ministre en procès, démissionner n'est plus d'actualité

JURISPRUDENCE OUBLIÉE Le procès du ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, pour conflit d’intérêts s’est ouvert lundi à Paris. Le garde des Sceaux n’a pas démissionné et continuera d’exercer ses fonctions pendant la durée du procès. Une situation inédite dans l’histoire de la Ve République et bien éloignée des promesses de "République exemplaire" du candidat Macron en 2017. Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti au palais de justice de Paris pour l'ouverture de son procès pour conflits d'intérêts, le 6 novembre 2023. Un ministre de la Justice en exercice jugé par la Cour de justice de la République (CJR) : une première dans l’histoire de la Ve République. Éric Dupond-Moretti est jugé du 6 au 16 novembre pour conflit d’intérêts. Il est accusé d'avoir abusé de ses fonctions de ministre pour régler des comptes liés à son passé d’avocat. Il encourt cinq ans de prison, 500 000 euros d'amende ainsi qu'une peine complémentaire d'inéligibilité et d'interdiction d'exercer une fonction publique. Malgré ces accusations graves, malgré la mise en examen, malgré le renvoi devant la CJR et maintenant l’ouverture du procès, le garde des Sceaux n’a jamais envisagé de démissionner. Et pour cause, il bénéficie depuis le début de cette affaire du soutien sans faille du président de la République et de la Première ministre. "En tant que garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti a toute ma confiance", a encore affirmé Élisabeth Borne, lundi 6 novembre, sur France Inter, vantant son "excellent travail" et son "droit à la présomption d’innocence". La Première ministre a précisé qu'elle avait elle-même souhaité qu'il reste à son poste et "puisse à la fois assurer sa défense et qu'on s'organise pour que le ministère de la Justice puisse tourner". Le temps de l'audience, Éric Dupond-Moretti restera ministre, mais des aménagements ont été prévus : des mesures seront prises "afin d'assurer le bon fonctionnement des pouvoirs publics et la continuité de l'État", comme des délégations de signature, une absence excusée au Conseil des ministres ou encore son remplacement sur le banc du gouvernement au Parlement, a précisé une source gouvernementale. "Il y a eu pendant plusieurs années une jurisprudence dite 'Balladur' qui voulait qu’un ministre mis en examen devait démissionner pour permettre le bon fonctionnement du gouvernement et de l’État, mais Éric Dupond-Moretti échappe à cette règle. Il ne démissionne pas et continue même d’exercer pleinement ses fonctions, sans déport, alors qu’il va être jugé. On a l’impression que, de plus en plus, le sentiment d’impunité chez le politique reprend ses droits", regrette Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor, association à l’initiative de la première saisine de la CJR dans cette affaire. Éphémère ministre de la Justice durant 35 jours entre mai et juin 2017, François Bayrou n’a pas bénéficié de la même clémence. Mis en cause dans l’affaire des assistants parlementaires européens du MoDem – en cours, son procès a lieu du 16 octobre au 22 novembre –, le maire de Pau avait alors été contraint de quitter le gouvernement. Et les deux autres ministres de son parti, Sylvie Goulard à la Défense et Marielle de Sarnez aux Affaires européennes, avaient dû en faire autant. "Un ministre mis en examen doit quitter le gouvernement" À l'époque, François Bayrou ne s’apprêtait pourtant pas à être jugé. Il n’était pas non plus mis en examen. L’ouverture d’une enquête préliminaire concernant le MoDem venait tout juste d’être annoncée. La différence ? Un jeune président de la République, Emmanuel Macron, venait alors d’être élu, le 7 mai 2017, sur la double promesse d’une "République exemplaire" et de "faire de la politique autrement". Marquée par les affaires Fillon, la campagne présidentielle avait été dominée durant des mois par les questions de probité. "Un ministre doit quitter le gouvernement lorsqu’il est mis en examen", avait ainsi assuré le candidat Macron, le 2 mars 2017, sur France 2. Au même moment que François Bayrou, le ministre à la Cohésion des territoires, Richard Ferrand, avait lui aussi été inquiété par la justice dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne – et avait également démissionné. Mais depuis, cette jurisprudence adoptée par le chef de l'État au début de son premier mandat n’a pas toujours été respectée. Au total, sept ministres d’Emmanuel Macron ont été inquiétés par la justice sans avoir eu à démissionner sur le champ :  outre Éric Dupond-Moretti, il y a eu Damien Abad, Gérald Darmanin, Olivier Dussopt, Alain Griset, Sébastien Lecornu et Marlène Schiappa. Alain Griset a finalement été doublement condamné pour déclaration incomplète ou mensongère de sa situation patrimoniale et pour abus de confiance, Gérald Darmanin a bénéficié d’un non-lieu dans l’accusation de viol qui le visait, Sébastien Lecornu a obtenu un classement sans suite dans l’affaire de la Société des autoroutes Paris Normandie, Richard Ferrand a pu compter sur la prescription des faits dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne, les autres affaires sont toujours en cours. Par ailleurs, le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, un très proche d’Emmanuel Macron, a été mis en examen en septembre 2022 pour "prise illégale d’intérêts" en raison de ses liens avec l'armateur italo-suisse MSC. Il occupe toujours son poste à l'Élysée. "On est vraiment loin de la 'République exemplaire' promise par Emmanuel Macron et de cette grande loi sur la probité promise par François Bayrou. Au final, ce n'est pas si grave, quand on est ministre, d’être mis en examen ou d’être jugé. Cela montre un mépris total des questions liées à la probité et vient détériorer encore un peu plus le sentiment de confiance des citoyens", juge Jérôme Karsenti. Une Cour de justice de la République qui pose question D’autant qu’Éric Dupond-Moretti est jugé par la Cour de justice de la République, une juridiction mi-judiciaire mi-politique créée en 1993 pour mettre fin, en théorie, aux polémiques sur l'impunité des membres du gouvernement, mais qui est régulièrement contestée. Le candidat Macron, en 2017, avait d’ailleurs promis de la supprimer et les États généraux de la justice, en juillet 2022, ont aussi préconisé sa suppression. Le mode de désignation du procureur général près la Cour de cassation, chargé de représenter l'accusation à la CJR, a notamment été mis en cause au printemps. Dans les textes, c'est au garde des Sceaux de proposer un nom au président de la République après avis du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Situation ubuesque : Éric Dupond-Moretti était censé suggérer à Emmanuel Macron le nom du magistrat chargé de requérir contre lui. Pour éviter la polémique, un décret de déport a confié cette tâche à la Première ministre Élisabeth Borne. Au-delà de cette question de la nomination du procureur général, la composition de la CJR – trois magistrats de la Cour de cassation, six députés et six sénateurs, chacun doté d’une voix – pose aussi problème. "On va juger un conflit d’intérêts devant une CJR qui est elle-même sujette aux conflits d’intérêts. Elle est notamment composée de trois membres de la majorité actuelle, de trois membres de la droite. Des élus qui travaillent avec le gouvernement et qui seront naturellement favorables à Éric Dupond-Moretti. Quant à l'association Anticor, elle n’aura pas le droit d’être partie civile. Seul l’avocat général, lui même nommé sur proposition du gouvernement, représentera l’accusation", déplore Jérôme Karsenti. Éric Dupond-Moretti se dit quant à lui "innocent" et répète n'avoir fait que suivre les "recommandations" de son ministère en lançant des enquêtes administratives contre quatre magistrats avec qui il avait eu des différends quand il était avocat. Lors de sa première prise de parole devant la CJR, lundi 6 novembre, l'ancien ténor du barreau a qualifié son procès d'"infamie" pour lui et pour ses "proches". "Jusqu'à ces dernières heures, je ne me suis pas défendu", a-t-il déclaré à la barre, "au fond pour ne pas que mon ministère et mon action soient éclaboussés". "J'entends me défendre dignement, complètement, mais j'entends me défendre fermement."

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