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Covid-19 : et si la France avait attrapé le virus de la surveillance ?

Depuis le début de la pandémie, l'utilisation d'outils de surveillance a été banalisée, soulevant de nombreuses questions. Malgré la censure du Conseil constitutionnel, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin souhaite proposer un nouveau texte permettant aux forces de l'ordre de faire appel à des drones.  "En France, tout le monde a le droit d'utiliser [des drones], sauf la police. Cherchez l'erreur !" Interviewé vendredi 21 mai par Le Parisien, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin ne masquait pas son agacement. L'objet de sa colère ? La censure quasi intégrale par le Conseil constitutionnel, la veille, de l'article 47 de la proposition de loi sur la "sécurité globale", qui visait à encadrer l'utilisation de drones par la police, expérimentée durant le premier confinement. Vidéosurveillance, utilisation de données téléphoniques, drones... En France, la pandémie de Covid-19 a été l'occasion pour certaines entreprises et pour les puissances publiques de s'essayer à des technologies pouvant être utilisées à des fins de surveillance. Avant, parfois, des rappels à l'ordre par la loi.  Des technologies de surveillance ont été adaptées au contexte sanitaire "Gendarmerie nationale, l'accès à la plage est interdit, veuillez quitter les lieux" dans la région d'Ajaccio (Corse-du-Sud), "Restez chez vous, vous ne pouvez pas rester sur cette zone" à Paris, "Veuillez respecter une distance de sécurité d'au moins un mètre entre chaque personne" à Nice (Alpes-Maritimes)... Lors de la mise en œuvre, en mars 2020, du premier confinement décidé pour limiter les risques de propagation du Covid-19, les forces de l'ordre n'ont pas hésité à faire décoller face à la presse des drones chargés de diffuser par haut-parleur les consignes sanitaires. "C'est un assez bon exemple de technologie qui a bénéficié de la crise sanitaire pour asseoir sa banalisation", souligne Olivier Tesquet, journaliste spécialiste des questions de surveillance à Télérama et auteur du livre Etat d'urgence technologique (éd. Premier Parallèle, 2021).  Pas forcément attendu sur ce terrain, Orange a enfilé le costume d'épidémiologiste pour étudier le comportement des Français durant la crise. En partenariat avec l'Inserm, l'opérateur téléphonique a exploité les données émises par ses 22 millions de clients pour analyser les déplacements des Français durant les périodes de restrictions. Stéphane Richard, PDG d'Orange, a ainsi pu annoncer quelques jours après l'instauration du premier confinement qu'environ 20% des habitants du Grand Paris avaient quitté leur région. "La France n'est pas la Chine. Nous ne travaillons que sur des données agrégées et anonymisées", avait-il alors tenu à préciser, démentant tout "traçage individuel" des citoyens français. La pandémie a en outre été l'occasion pour des professionnels de l'intelligence artificielle de réorienter leurs produits à des fins sanitaires. Connue pour avoir expérimenté en dehors de tout cadre légal un système de reconnaissance faciale au stade Saint-Symphorien de Metz (Moselle), la start-up Two-i a modifié ses programmes d'analyse de vidéosurveillance, habituellement proposés à des fins sécuritaires, pour leur permettre de vérifier si les distances de sécurité entre deux personnes étaient bien respectées, expliquait en mars 2020 son directeur à l'agence AEF.  A Paris, la RATP s'était lancée dans une expérience similaire : six caméras fournies par la société Datakalab avaient été installées en mai à la station Châtelet-Les Halles, afin de connaître en temps réel le nombre exact et le pourcentage de personnes correctement masquées. Cette entreprise équipera aussi l'AccorHotels Arena de caméras intelligentes détectant le port du masque, samedi, lors du concert-test d'Indochine organisé dans la capitale.  Des limites rappelées par les juges et les institutions Bien souvent, ces expérimentations se sont heurtées à la législation en vigueur. Quelques semaines après leur installation, la RATP avait ainsi dû débrancher ses caméras intelligentes installées à Châtelet-Les Halles après un avis sans équivoque rendu en juin 2020 par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), gendarme français des données personnelles. La Cnil soulignait notamment le manque d'"encadrement normatif spécifique" aux caméras intelligentes. L'utilisation de drones par les forces de l'ordre a également été retoquée à de nombreuses reprises. Au printemps, puis en décembre 2020, le Conseil d'Etat a intimé au préfet de police de Paris, Didier Lallement, de cesser de faire voler ces engins dans le but de faire respecter les règles sanitaires ou de surveiller des manifestations sur la voie publique. Pointant là aussi du doigt l'absence de cadre réglementaire, la plus haute juridiction administrative du pays estimait qu'il n'était pas démontré que la police ne puisse remplir son "objectif de garantie de la sécurité publique (...) dans les circonstances actuelles, en l'absence de recours à des drones".  Considérant que le texte ne présentait pas suffisamment de garanties en matière du droit au respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel a censuré, le 20 mai, une large partie de l'article 47 de la proposition de loi sur la "sécurité globale", qui organisait l'utilisation des drones par les forces de l'ordre, notamment lors de manifestations. "Notre droit court après la technologie" Renvoyé dans les cordes par la Cnil ou les juridictions, le gouvernement n'a toutefois pas renoncé à utiliser ces outils de surveillance. Au contraire : le choix a été d'adapter le droit à ces technologies. Un décret paru en mars a ainsi autorisé la mise en place de caméras intelligentes pour mesurer le taux de port du masque dans les transports publics. La Cnil, qui s'était opposée à leur déploiement neuf mois plus tôt, a cette fois donné son feu vert, le décret n'autorisant les opérateurs à utiliser ces dispositifs qu'à des fins d'évaluations statistiques et de sensibilisation des voyageurs.  Agacé par la décision des Sages de s'opposer au déploiement des drones de police, Gérald Darmanin a d'ores et déjà annoncé son intention de persévérer. "La Cnil nous empêche de faire voler des drones qui sont extrêmement efficaces dans la lutte contre la drogue, les rodéos motorisés et la maîtrise de l'ordre public", a tonné le ministre de l'Intérieur dans les colonnes du Parisien.  Cette volonté politique d'adapter le cadre légal à ces outils ne surprend pas Olivier Tesquet. "Notre droit court après la technologie : on entérine les usages, et le débat parlementaire ne vise plus qu'à légaliser des outils illégaux", assène le journaliste, qui rappelle que la loi sur le renseignement adoptée après les attentats de 2015 autorise plusieurs technologies intrusives et déjà utilisées par les services, dont les très controversés "Imsi-catchers", qui imitent le fonctionnement d'un relais de téléphonie mobile pour intercepter les communications dans un périmètre donné. Vers une société orwellienne ? A l'étranger, plusieurs exemples montrent que le pouvoir politique peut être tenté d'utiliser des technologies de surveillance, d'abord présentées comme utiles sur le plan sanitaire, à des fins répressives, voire politiques. C'est notamment le cas à Singapour, où l'application de traçage des contacts TraceTogether impose à ses utilisateurs de s'identifier nommément, contrairement à sa cousine française TousAntiCovid. Après plusieurs mois de déploiement sur le territoire, le ministre de l'Intérieur local a annoncé que les données générées par l'application pourraient être utilisées lors d'enquêtes de police, comme le rapportait Le Point en janvier.  A Moscou, les autorités ont utilisé le système de reconnaissance faciale branché aux 100 000 caméras de surveillance de la ville pour vérifier le respect des règles de quarantaine durant le confinement du printemps 2020. Ce logiciel est désormais utilisé pour interpeller a posteriori les participants aux manifestations de soutien à l'opposant Alexeï Navalny, écrit Libération. La légalisation progressive d'outils technologiques de surveillance doit-elle collectivement nous faire craindre un glissement vers une société orwellienne, dans laquelle un "Big Brother" saurait tout de nos faits et gestes ? L'auteur d'Etat d'urgence technologique nuance : "Je pense que nous nous dirigeons davantage vers une société avec une multitude de 'little brothers' : si des drones volent dans le ciel, des caméras sont dans la rue et que des logiciels organisent nos vies, alors les comportements changent, particulièrement dans l'espace public. On en vient alors à se surveiller les uns les autres, chacun se portant garant du respect des règles." Les défenseurs des libertés publiques, eux, gardent dans leur ligne de mire ce déploiement de technologies et ses éventuelles dérives.

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