Comment des publicités de grandes marques se retrouvent sur des sites de désinformation
La publicité en ligne rapporterait chaque année 2,2 milliards d'euros aux sites de désinformation au niveau mondial. Le magazine "Complément d'enquête" diffusé sur France 2, jeudi, revient sur ce phénomène parfois ignoré des annonceurs eux-mêmes.
Des publicités de grandes marques sur des sites de désinformation ? C'est le sujet du magazine "Complément d'enquête" dans son numéro de rentrée diffusé jeudi 2 septembre. Après six semaines d'investigation, les journalistes aidés d'un groupe de bénévoles ont identifié plus de 10 000 encarts publicitaires sur des pages connues pour partager des infox, par exemple, autour des vaccins contre le Covid-19. En haut du tableau, avec plus d'une centaine de publicités diffusées, se trouvent des entreprises bien connues du grand public telles que le service de location Abritel, les opérateurs Orange et Bouygues ou encore La Poste.
Or, ces encarts visibles des internautes contribuent à financer ces sites de désinformation. Chaque année, 2,6 milliards de dollars (2,2 milliards d'euros) seraient ainsi versés par de grandes entreprises à des plateformes diffusant des fake news, selon un rapport de l'analyste publicitaire Comscore et deNewsGuard, organisation qui analyse le degré de crédibilité et de transparence des sites d'information. Il est pourtant difficile de savoir si ces marques sont au courant du phénomène. En cause, un système publicitaire complexe.
Une "situation incontrôlable"
Les entreprises qui souhaitent faire la promotion de leurs services ou de leurs produits se tournent principalement vers la publicité programmatique. Plutôt que d'afficher leurs publicités sur tel ou tel site web sans distinguer les internautes, les annonceurs sont en mesure de cibler les personnes les plus susceptibles d'acheter leurs produits, et ce, tout au long de leur navigation sur le web grâce à des outils comme ceux de Google, leader du marché.
"L'annonceur définit en amont une cible, selon des caractéristiques plus ou moins précises, par exemple, plutôt des hommes de 25 à 49 ans urbains", illustre Vincent Balusseau, professeur de marketing à la Audencia Business School et auteur de La publicité à l'heure de la data, paru en 2018. "Ensuite, Google ou un autre acteur de l'écosystème programmatique va diffuser la publicité sur un ensemble de sites [dont il gère l'espace publicitaire] quand il sait que se trouve, derrière l'écran, la cible visée." Une identification aidée par la collecte d'informations sur les utilisateurs, notamment via un pistage de leur navigation sur le web (à l'aide des fameux cookies).
Plusieurs marques peuvent se retrouver en concurrence pour atteindre les mêmes cibles. Le propre de la publicité programmatique est donc de recourir au système des enchères : l'annonceur qui gagne le droit d'afficher sa publicité est celui qui propose l'enchère la plus haute, selon des niveaux fixés à l'avance et une optimisation en temps réel. "L'enchère a lieu instantanément, c'est l'équivalent de la bourse mais sur des volumes infiniment supérieurs", résume Vincent Balusseau.
"Du coup, l'environnement éditorial dans lequel se trouve l'individu est parfois moins bien pris en compte. [Un annonceur] peut très bien finir par voir sa pub apparaître sur un site de désinformation sur le Covid-19", regrette le professeur de marketing.
La manne est considérable pour les sites de désinformation, même si, en l'absence de transparence sur les données publicitaires, seules des estimations peuvent être produites. A raison d'une fraction de centime par encart publicitaire affiché (on appelle cela une "impression"), chaque année, 1,68% des dépenses publicitaires sur internet financeraient ainsi la désinformation, selon les analyses de NewsGuard et Comscore menées sur un échantillon de 7 500 sites.
A l'échelle mondiale, la publicité programmatique pèse 155 milliards de dollars, selon la même source. "1,68%, ça peut sembler peu, mais en fait c'est énorme", appuie Chine Labbé, rédactrice en chef Europe de NewsGuard. Ce tout petit pourcentage tombé dans la poche des pourvoyeurs d'infox représenterait donc 2,6 milliards de dollars. A titre de comparaison, le rapport de NewsGuard et Comscore estime qu'aux Etats-Unis, pour "2,16 dollars de revenus publicitaires numériques envoyés à des journaux fiables, les annonceurs américains envoient un dollar aux sites de mésinformation".
"Beaucoup de ces sites [de désinformation] font de meilleures audiences que les médias traditionnels", observe le cofondateur du Global Disinformation Index, Danny Rogers, dans "Complément d'enquête". Il dénonce "une course à celui qui fera le contenu le plus racoleur, le plus conspirationniste". "Tout le monde sait que ce business est toxique, mais il y a tellement d'argent à gagner que l'inertie est considérable. Personne ne veut régler le problème", accuse ce spécialiste.
"Une prise de conscience est en train de se faire"
Dans les faits, les marques peuvent ignorer qu'elles financent la désinformation, soutient Vincent Balusseau. Nombre d'entre elles sous-traitent leur réclame numérique à des agences. "Même ces agences peuvent ne pas être au courant : il y a tellement de sites sur internet qu'il est possible d'acheter des pubs qui passent entre les mailles du filet." Alors pour le professeur de marketing, face aux milliards d'impressions publicitaires qui se produisent chaque jour sur Internet, "le risque zéro n'existe pas."
Des systèmes de "brand safety" (pour "sécurité des marques") existent pour empêcher les campagnes de promotion d'atterrir sur certaines catégories de sites. Pornographie, appels à la haine, violence… Les sites affichant ce type de contenu peuvent aisément être exclus par les annonceurs avec les outils actuels. "Mais cela ne fonctionne pas aussi bien pour la désinformation", souligne Chine Labbé, de NewsGuard.
En cause : des contenus plus difficiles à étiqueter clairement et l'évolution des sites internet. D'un propriétaire à l'autre et parfois d'un article à l'autre, ceux-ci peuvent naviguer entre information et désinformation, explique Chine Labbé, dont la société propose un service qui s'appuie sur le travail de journalistes et non sur des procédés de tri automatisés. "Le risque zéro n'existe pas, mais entre le risque zéro et la nécessité de faire attention à ce problème, il y a de la marge", résume Chine Labbé.
"Aucune marque n'a intérêt à se retrouver à côté de contenus faux ou potentiellement dangereux", renchérit la journaliste. Selon elle, il arrive que des publicités du laboratoire pharmaceutique Pfizer s'affichent sur des sites partageant des fake news autour de son vaccin à ARN messager contre le Covid-19. "Ça n'a aucun sens de dire qu'il y avait là pour eux un intérêt financier."
Face à l'ampleur de "l'infodémie" qui secoue la planète et a poussé l'ONU à sonner l'alerte (article en anglais), des citoyens ont décidé de bousculer les marques sur les réseaux sociaux. C'est le cas de Sleeping Giants, une organisation fondée aux Etats-Unis et présente en France, qui interpelle les entreprises pour couper les financements publicitaires des médias conservateurs, racistes, xénophobes et homophobes. Une campagne qui porte ses fruits, à tel point que l'hebdomadaire Valeurs actuelles a annoncé porter plainte contre l'organisation en juin dernier, après le retrait de plusieurs annonceurs.
Pour le collectif, ce sont les plateformes qui porteraient le plus la responsabilité de ce financement, et notamment Google, dont 80% des revenus proviennent de la publicité en ligne, rapporte la chaîne américaine CNBC (en anglais). "Google ne fait pas de différence entre un site de CNN et un site pourri. Ils acceptent de monétiser toutes sortes de sites de désinformation", accuse la cofondatrice de Sleeping Giants, Nandini Jammi, dans "Complément d'enquête". Google dispose pourtant de règles précises qui empêchent la monétisation des sites web exprimant, par exemple, un "militantisme antivaccin". Interrogé par les journalistes du magazine, le géant américain n'a pas été en mesure de fournir de réponse.
Le dossier intéresse la Commission européenne. "La désinformation ne peut rester une source de revenus", a tonné Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, en présentant les nouvelles orientations de l'institution contre la diffusion de fausses nouvelles. "Nous devons renforcer les engagements des plateformes en ligne, l'ensemble de l'écosystème publicitaire et les réseaux de vérificateurs de faits." Cela pourrait bientôt coûter cher aux plateformes comme Google : le projet de "Digital Services Act" proposé par la Commission, qui inclut de nouvelles dispositions contre la désinformation, envisage des amendes pouvant s'élever jusqu'à 6% de leurs revenus annuels (en anglais).