Cameroun : à "la Rails Football Academy", les jeunes footballeuses dribblent les préjugés
À la "Rails Football Academy" au Cameroun, les filles s'entraînent dures pour tenter de réaliser leur rêve : devenir professionnelles et devenir des Lionnes indomptables.
Dans un quartier populaire de Yaoundé, l'ancienne star des Lionnes indomptables Gaëlle Enganamouit a créé la première académie de football féminin du Cameroun. À "la Rails Football Academy", ces jeunes passionnées du ballon rond rêvent d'avoir la même carrière que leur aînée. Mais elles doivent se battre contre les préjugés et le manque de moyens.
Le terrain est accidenté et la terre ocre parsemée de gravier. Le puits, situé à quelques pas, fait du lieu un carrefour très emprunté par les habitants de ce quartier de Yaoundé. C'est ici que Leslie, 14 ans, commence à improviser une série de jongles, balle au pied, attirant vite une foule de gamins curieux. Rapidement, un "toro", ce jeu de passes universel, s'improvise.
C'est dans les rues de ce quartier populaire d'Elig Edzoa, surnommé Rails Manguier à cause du chemin de fer qui le traverse, que Leslie a appris à jouer au football. Elle a fait ses armes à la "Rails Football Academy", la première école de footballféminin du Cameroun, créée par l'ancienne Lionne indomptable Gaëlle Enganamouit, Ballon d'or africain 2015, elle aussi originaire du quartier.
"Je suis née et j'ai grandi aux Rails. J'ai commencé à jouer sur ce même terrain. À chaque fois que je revenais au Cameroun, j'y retournais. Il fallait que jeredonne quelque chose à mes jeunes sœurs ", explique Gaëlle Enganamouit, jointe par téléphone. "Ça permet aussi de montrer que ce quartier n'est pas qu'un mauvais quartier, qu'il s'y passe aussi des bonnes choses."
"Elle préférait le ballon aux poupées"
Leslie est l'une des nombreux talents qui ont rejoint l'académie. Elle se rend deux fois par semaine aux entraînements, mais, en bonne mordue de football, elle saisit toutes les occasions pour pratiquer. Elle avoue d'ailleurs préférer s'habiller en tenue de foot plutôt qu'"en fille", "comme ça, je suis toujours prête si on me propose de jouer", confie-t-elle, au milieu de ses maillots aux couleurs de l'académie.
"Déjà quand elle était petite, on avait remarqué qu'elle préférait le ballon aux poupées. Quand on venait la chercher à l'école, elle était toujours en train de taper dans la balle", explique Jacques Manyo Bayard, le père de Leslie, en désignant les deux cailloux qui aujourd'hui encore font office de buts, près de l'établissement scolaire.
D'un naturel timide et réservé, Leslie s'illumine balle aux pieds quand elle rejoint ses camarades sur le terrain officiel de la Rails Football Academy : un rectangle bosselé, avec des boutiques d'un côté, les rails de l'autre, sans lignes de touche ni filets dans les buts. Un terrain difficile au milieu des bidonvilles, mais où s'est aguerrie la fondatrice en personne. Pour elle, cet environnement fait partie de l'apprentissage pour devenir joueuse professionnelle.
"Je n'ai jamais vu un bon joueur sortir des beaux terrains"
"Notre particularité en tant qu'Africains, c'est la difficulté. Si tu parviens à dribbler et à faire des bonnes passes ici, le jour où tu joueras sur du gazon, ce sera très facile", explique Gaëlle Enganamouit.
"Quand un joueur devient fort, il faut regarder d'où il vient pour comprendre. C'est ce genre de terrain qui fait des grands footballeurs. Je n'ai jamais vu un bon joueur sortir des beaux terrains", confirme Angeline Marie Christine Gondio A Mbang, la directrice technique de l'académie et coach de l'équipe première.
Angeline dirige les entraînements d'une main de fer. Quand elle ordonne, les jeunes filles s'exécutent, que ce soit sur un exercice de motricité, de passes ou encore de tirs au but. Elle encourage toutes ses joueuses à travailler dur, tout en leur inculquant les vertus de la discipline.
"Être comme Gaëlle"
"Quand elles arrivent au stade, elles savent ce qu'elles doivent faire. Elles s'habillent, elles m'attendent, elles se mettent à jongler pour s'échauffer. Je leur inculque mon savoir-faire. Quand tu as ces jeunes filles en face de toi, il faut leur montrer le droit chemin. Si tu n'es pas disciplinée, tu ne peux pas évoluer", affirme la coach, qui a connu le haut niveau féminin à une époque où celui-ci n'avait de professionnel que le nom.
Cette main de fer sur le terrain est aussi un gant de velours en dehors. Proche de ses joueuses, elle les incite à poursuivre leur rêve : "Être comme Gaëlle" et faire carrière dans le football féminin.
"J'ai voulu intégrer l'académie de Gaëlle parce que j'ai toujours été fan de la joueuse. Je rêve vraiment de faire carrière. J'aime tellement le football que je manque même de mots. Actuellement, cela représente tout pour moi", explique Beatrice Ngo Nlend, 19 ans, qui est à l'académie depuis l'ouverture de celle-ci en 2019.
"Mon objectif, c'est de faire une carrière aussi longue que possible. Je veux avoir des Ballons d'or, africains ou mondiaux. Je veux prouver que je peux faire quelque chose dans le football féminin", surenchérit Michelle Ndjomo, 17 ans, qui se verrait bien jouer au PSG comme une autre de ses idoles, Kadidiatou Diani.
"Après l'académie, j'espère arriver au même niveau que la fondatrice et gagner des trophées. J'aimerais aussi créer une école comme elle pour entraîner des joueuses", affirme de son côté Mélanie Eboa, 17 ans.
L'hostilité des familles
Passionnées de football depuis leur enfance, toutes ont dû se battre contre les préjugés qui font du football un sport d'hommes, inadapté pour les femmes. Pour rejoindre l'académie, elles ont dû convaincre leur famille qu'elles aussi pouvaient taper dans le ballon.
"Ma mère était réticente. Elle disait que ça déformait les filles et avait peur que je ne puisse pas fonder une famille. Je lui ai répondu que le football, c'est une passion. Je peux l'exercer et avoir des enfants après. Je lui ai montré l'exemple de l'Américaine Alex Morgan, qui a une fille, un mari. Amandine Henry, elle aussi, a un mari", argumente Michelle Ndjomo.
Le père de Leslie, technicien dans le bâtiment, s'est aussi montré longtemps dubitatif devant la passion dévorante de sa fille. "Moi je n'aime pas le football. Pour moi, ce n'est pas pour les femmes. Une fille doit aller à l'école et devenir médecin ou avocate. J'étais vraiment hostile", explique-t-il, lui qui pratiquait la course à pied. "Mais ma cousine, ma femme, ma grande sœur m'ont dit qu'il fallait la laisser : c'est dans son sang."
Désormais, le père de famille est à fond derrière sa fille. Dès qu'il le peut, il assiste aux matches et les vit à 100 %, l'encourageant et gesticulant sur le bord du terrain, même à l'entraînement. Et c'est grâce à la Rails Academy : "Il y a plusieurs facteurs qui m'ont motivé. Déjà la proximité, ça évitait de payer les transports. Ensuite, l'académie appartient à une joueuse qui vient d'ici, donc nous sommes sûrs qu'elle va leur inculquer la meilleure manière de jouer au football". Et de conclure : "Je préfère qu'elle soit à l'académie qu'à jouer un peu partout avec des garçons."
"Dans le quartier, les filles sont meilleures que les garçons"
Avec la "Rails Football Academy", Gaëlle Enganamouit espère éviter aux jeunes filles de connaître les mêmes difficultés qu'à ses débuts. Elle se souvient avoir été gênée, parfois, d'évoluer dans un univers masculin, par exemple quand, en l'absence de maillots, une des deux équipes joue torse nu pour se différencier.
"Tu n'es jamais totalement à l'aise. Le but, c'était donc d'offrir aux filles un cadre où elles peuvent s'exprimer entre elles", explique l'ancienne Lionne indomptable. "Quand je les vois, je suis toute joyeuse. Je n'avais pas été aussi bien entourée, comme ça entre femmes."
Leslie aussi a connu les difficultés d'évoluer avec les garçons :
"Les filles sont plus disciplinées. Les garçons ici, ils te poussent pour gagner. Tu as envie de pleurer mais tu ne peux pas. Donc on tente de travailler sur le physique aux entraînements". "Dans le quartier, les filles sont meilleures que les garçons. On travaille plus qu'eux, on veut être championnes du monde !", s'enthousiasme la jeune fille de 14 ans.
Gaëlle Enganamouit et Angeline ont conscience que le football féminin a évolué depuis leurs débuts. Les instances internationales, la Fifa et la CAF, ont investi dans la discipline qui a gagné en visibilité et en moyens.
"Il y a eu un vrai intérêt des autorités camerounaises après notre première participation à la Coupe du monde", en 2015, raconte Gaëlle Enganamouit.
Les jeunes filles de la "Rail Football Academy" bénéficient ainsi de matériel d'entraînement, de maillots mais aussi de fonds pour couvrir les frais de transports vers les matches.
"Nous, on n'a pas connu ça", regrette Angeline. "On a joué sans argent, pour le plaisir. Nos enfants doivent comprendre qu'elles sont vues par le monde entier. On essaie de leur expliquer qu'elles ont une chance."
Toutes espèrent avoir la même opportunité que l'ancienne capitaine de leur équipe, partie étudier aux États-Unis, cette Terre promise du football féminin. Mais cette "chance" offerte par l'académie reste fragile : en l'absence de subventions et de mécènes, elle continue de dépendre des fonds propres de Gaëlle Enganamouit.
Car les projets ne manquent pas à la "Rails Football Academy". En premier lieu, la création d'un internat pour que les filles puissent se consacrer au football et à l'école, à l'image de la prestigieuse école de football des Brasseries chez les garçons. Les deux femmes espèrent aussi que la Coupe d'Afrique des nations, organisée au Cameroun, profitera au football féminin local. Elles espèrent pouvoir utiliser certains terrains d'entraînement rénovés pour l'occasion, par exemple ceux du stade Ahmadou Ahidjo voisin. L'occasion pour les talentueuses jeunes filles de l'école de football d'évoluer sur de belles pelouses, loin des cailloux du quartier.