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Insolite et Faits divers

"C'est devenu un lieu de pèlerinage" : depuis cinq ans, la rue de "Charlie Hebdo" vit avec le souvenir de l'attentat

Les nouvelles commémorations de l'attentat du 7 janvier 2015 risquent de réveiller des souvenirs douloureux pour les victimes comme pour les anciens voisins du journal satirique. Des couronnes de fleurs, un défilé policier et un silence de plomb. Chaque année, la même scène se rejoue dans l'étroite rue Nicolas-Appert, dans le 11e arrondissement de Paris. Cinq ans après l'attentat de Charlie Hebdo, le souvenir du mercredi 7 janvier 2015 reste vif. "La commémoration fait resurgir à chaque fois les douleurs", confie Patrick Pelloux, médecin urgentiste et ex-collaborateur du journal satirique, l'un des premiers arrivés sur les lieux de l'attentat. Personne n'a oublié où il était, ni ce qu'il faisait cette matinée où douze personnes ont été assassinées par les frères Kouachi. Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris, Franck Brinsolaro, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Frédéric Boisseau, Ahmed Merabet... Autant de vies détruites sous le feu de deux terroristes islamistes en plein cœur de Paris et sous les fenêtres de Bruno, habitant au numéro 2 de la rue. Impossible alors d'imaginer l'horreur qui se déroule à quelques mètres, au numéro 10. L'informaticien de 59 ans ignore que les locaux de Charlie Hebdo sont avoisinants. Cloisonnée dans le théâtre d'en face, Marie-France, une administratrice de la Comédie Bastille, ne prend pas non plus la mesure des événements : "Je me suis immédiatement dit que c'était des coups de feu. Dès que le téléphone s'est mis à sonner en permanence, j'ai compris qu'il s'était passé quelque chose de grave." Subir le traumatisme Tout s'accélère. Le bruit des sirènes et les brancards se déversent sur la rue. "Je vois encore les images d'un pauvre monsieur qu'on est en train de réanimer", confie Karine, concierge d'un des rares immeubles d'habitation de la rue. Les secours arrivent et rapatrient témoins et survivants dans le petit théâtre. "C'était indescriptible. Les gens étaient comme absents. C'est là qu'on se rend compte de l'horreur. Les secours, les policiers, la maire de Paris pleuraient", se rappelle Marie-France, l'administratrice du théâtre. Une femme contemple les fleurs et mots déposés à l'entrée de la rue Nicolas-Appert, en hommage aux onze victimes de l'attentat du 7 janvier 2015 dans les locaux de "Charlie Hebdo". ((JACQUES DEMARTHON / AFP)) S'en suivent des jours et des semaines hors du temps. "Pendant deux mois, une foule de journalistes et une mer de fleurs", se souvient Bruno, installé dans le quartier depuis une vingtaine d'années. Le secteur est bouclé et les habitants doivent montrer patte blanche. Impossible pour Bruno et son compagnon de sortir leur voiture. La petite rue, si calme à l'accoutumée, fourmille de responsables politiques de premier plan et de médias venus du monde entier. Comme Bruno, de nombreux témoins directs ou indirects développent des troubles du sommeil, du comportement ou des pathologies comme de l'hypertension artérielle ou du diabète. Pour les prendre en charge, une cellule d'urgence médico-psychologique est mise en place. "J'ai des amis qui habitent le quartier et qui ont été marqués par la problématique complexe et anxiogène du 'j'aurais pu y être', détaille Patrick Pelloux, lui-même traumatisé par l'événement. Notre boulot de soignant, c'est de rappeler le principe de réalité, car le cerveau se conditionne et envisage le pire. Les gens se sentent débordés par un acte de guerre." Déménager ou rester Les semaines passent. Les policiers rangent les barrières, les journalistes leur caméra et la mairie de Paris enlève les fleurs fanées. Pour les habitants, il faut retrouver un quotidien. "On en a relativement peu parlé. On a mis une chape de non-dit dessus", se souvient Bruno, qui n'a pas souhaité se faire épauler par un psychologue. La répétition des attentats réveille les blessures. "Tout cela ça a été très dur, très traumatisant, confirme Marie-Claire, qui prend le temps de respirer entre chaque mot. C'est la première fois que j'arrive à en parler sans bégayer. Jusque-là, je ne pouvais pas... C'est très compliqué à verbaliser. On se refuse le droit d'en parler, on n'a pas envie de se plaindre. On se dit qu'on n'a rien vécu comparé aux victimes." La riveraine a ainsi mis du temps à comprendre qu'elle pouvait être une victime collatérale de cette terrible journée. Pour soigner le traumatisme, chacun gère à sa façon, explique Françoise Rudetzki, fondatrice de l'association SOS Attentats et elle-même blessée lors d'une attaque en 1983 à Paris : "Certaines personnes sont parties vivre en province. Ils ont choisi de reconstruire leur vie ailleurs, autrement." Marie-Claire évoque le cas du régisseur du théâtre qui a choisi de quitter la capitale pour avancer : "Le Bataclan, pour lui, ça a été la goutte de trop." Bruno a choisi de rester. Et si les angoisses s'estompent, le souvenir demeure : "A chaque fois qu'on passe devant la plaque ou le dessin des victimes, on y pense." La rue a été symboliquement rebaptisée "place de la liberté d'expression" et des portraits des victimes ont en effet été réalisés par le street artiste Christian Guémy, alias C215. Bruno devant son ordinateur, le 30 décembre 2019. Cet habitant de la rue Nicolas-Appert participe à toutes les commémorations de l'attentat contre "Charlie Hebdo" et prend des photographies. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO) Difficile aussi pour les habitants d'oublier avec l'afflux de touristes qui se pressent chaque jour sur place. Andrea et sa compagne, deux Italiens en voyage à Paris, s'arrêtent devant la plaque commémorative égrenant les noms des victimes. "En Italie, ils ont beaucoup couvert l'attentat à l'époque. C'était un choc", confie le jeune homme. Marie-France s'agace de ce défilé permanent : "C'est devenu un lieu de pèlerinage. Les gens veulent savoir si on était là, où sont les locaux... Ça m'énerve un petit peu." Témoigner devient une épreuve. "Certaines personnes n'étaient pas forcément là au moment des attaques et ont pourtant développé un traumatisme à force d'en parler, d'être interrogés", explique Guillaume Denoix de Saint Marc, président de l'Association française des victimes du terrorisme. De quoi gâcher les pauses cigarettes de certaines employées du 10 de la rue. "Souvent, on ne sort pas fumer à l'entrée, car on n'a pas envie d'être dérangées", confie l'une d'elles. Une passante prend un selfie devant les portraits des victimes de l'attentat de "Charlie Hebdo", peints sur la facade d'un bâtiment de la rue Nicolas-Appert, le 7 janvier 2018.  ((CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)) Parfois, les badauds se montrent même envahissants. "On travaille la porte grande ouverte et des gens sont entrés dans notre open space pour visiter, sans demander la permission", raconte Nicolas Froissart, porte-parole du groupe SOS, une entreprise spécialisée dans l'économie sociale et solidaire, qui a choisi de s'installer dans les anciens locaux de Charlie Hebdo en 2016. "Au quotidien, plein de choses vous rappellent où vous êtes : les fleurs, les petits mots, mais aussi les curieux qui prennent des photos, parfois des selfies devant la plaque." Se réapproprier les lieux Sur les lieux de la tuerie, les traces de l'attaque ont été effacées. Le groupe SOS a pris possession des anciens bureaux de Charlie Hebdo après avoir appris, en 2016, par la presse, que la ville de Paris, propriétaire de l'immeuble, peinait à trouver des locataires. "On voulait désengorger le siège et on a vu ça comme un challenge, se souvient Nicolas Froissard. C'était quelque part une mission d'intérêt général." Avec les vingt personnes de son équipe, le porte-parole du groupe SOS se rend vite compte que le lieu est chargé en émotion, notamment quand des proches des victimes demandent à visiter les lieux. "Ils nous ont contactés en nous demandant si ça nous dérangeait pas. Ils voulaient voir ce qu'était devenu l'endroit où avaient été tués leurs proches." Les souvenirs sont parfois trop douloureux. A son arrivée, l'équipe du groupe SOS envisage d'organiser un pot avec les autres entreprises logées dans l'immeuble, qui sont toutes restées après l'attentat. "Certains salariés ne pouvaient pas revenir dans les locaux, c'était trop difficile, se souvient Nicolas Froissard. Ils ont assisté à des scènes qu'on n'aimerait jamais voir." Le verre sera finalement partagé dans un bar à proximité. "Plein de gens sont venus. Ils nous ont raconté le jour du drame, leurs rapports avec Charlie... C'était fort en émotion." L'allée Verte, à côté des anciens locaux de "Charlie Hebdo" dans le 11e arrondissement à Paris, photographiée en juin 2016 par Sarah Gensburger. (SARAH GENSBURGER) Le besoin de se retrouver ne s'arrête pas à l'immeuble et certains habitants du quartier fondent Les Voisins de Charlie. Le collectif redécore de toutes les couleurs les poteaux de l'allée Verte, une perpendiculaire de la rue Nicolas-Appert. L'association organise régulièrement des brunchs. "Les gens se sont rencontrés assez facilement, avec un vrai esprit de solidarité et de fraternité", témoigne Nicolas Froissard, qui n'hésite pas à prêter du matériel. Sarah Gensburger, sociologue de la mémoire et habitante du 11e arrondissement, expliquait dès 2016 ce besoin de s'approprier les lieux pour partager une émotion : "Les attentats ont créé de nouveaux rapports entre les gens du quartier. (...) La ville est devenue un moyen d'expression pour les habitants." Vivre avec les blessures Cinq ans après, le 7 janvier 2015 occupe toujours la mémoire de l'arrondissement. "Ça a créé une connexion particulière avec les comédiens qui étaient là : on est liés par cette journée particulière", explique Marie-France. "Je suis revenu sur les lieux et il y a une espèce de relation rigolote, un peu intime avec les gens. On ne se connaît pas, mais on ressent une certaine proximité", confirme Patrick Pelloux. Ces nouvelles solidarités ne permettent pas d'effacer toutes les blessures. L'approche de nouvelles commémorations et l'ouverture en mai du procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 risquent de raviver des souvenirs. Karine continue ses allées et venues au milieu des stigmates de la rue. "J'y pense tous les jours quand même", confirme la gardienne. Il y a ceux qui ont besoin d'en parler et ceux pour qui c'est encore trop tôt. "On ne peut pas obliger les gens à se soigner. Cinq ans après, des traumatismes perdurent, regrette Patrick Pelloux. On n'est jamais guéri : on ne peut pas faire abstraction du drame, mais on vit avec."

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