Aux origines du Louvre : les spoliations napoléoniennes et l'aventure du "musée universel"
Les nombreuses conquêtes militaires de Napoléon ont permis d'alimenter une migration sans précédent d'œuvres d'art dans le but d'établir un "musée universel" à Paris. L'ascension et la chute du Louvre napoléonien ont profondément changé la manière dont les Européens percevaient l'art et son héritage. Cela a entraîné une course à la création de musées nationaux et laissé entrevoir les futures spoliations coloniales dans le reste du monde.
En octobre 1800, alors que l'armée napoléonienne approche des portes de Florence, un convoi inhabituel s'extrait de la capitale toscane, pour redescendre le fleuve Arno en direction du port de Livourne. Ce transport secret, ordonné par Tommaso Puccini, le directeur de la galerie des Offices, comporte 75 caisses contenant parmi les plus remarquables sculptures et peintures du musée florentin et du palais ducal. Parmi elles, se trouve une statue de marbre connue sous le nom de la Vénus de Médicis, l'un des incontournables du Grand Tour, qui avait attiré le regard de Napoléon quatre ans plus tôt. À Livourne, ce précieux contenu est chargé à bord d'une frégate britannique et transporté jusqu'en Sicile, loin de Bonaparte pour le moment.
Amoureux de l'art et patriote convaincu, Tommaso Puccini vient de passer des mois à organiser cette évasion, bien conscient de la menace qui pèse depuis que Napoléon a franchi les Alpes en 1796. Comme de nombreux Italiens, il a observé avec consternation comment Rome a été amputé de ses plus beaux trésors et comment la République de Venise a été pillée.
Même s'il a pu mettre en sécurité les richesses de la galerie des Offices à Palerme, Tommaso Puccini ne cache pas sa peur pour ce qu'il a dû laisser derrière lui : "Je tremble pour la porte en bronze du Baptistère, le Persée, le Centaure, le Saint-Georges terrassant le dragon (sculpté) par Donatello et les plus célèbres peintures dans nos églises". Ses craintes sont fondées. Dans les années qui suivent, les hommes de Napoléon s'introduisent dans les lieux de culte, les galeries et les demeures de Florence pour s'emparer des plus belles pièces de la Renaissance et les envoyer au Louvre, à Paris, où beaucoup demeurent encore aujourd'hui.
Un cataclysme
Les spoliations entrainées par l'invasion de la péninsule italienne par Napoléon n'étaient rien de moins qu'un "cataclysme", estime Valter Curzi, professeur d'histoire de l'art à l'Université Sapienza de Rome et commissaire de la récente exposition, aux Écuries du Quirinal, sur les œuvres romaines rapatriées après la chute de Napoléon.
"Elles ont été le premier démantèlement significatif de l'héritage artistique italien" et ont constitué "une expérience traumatisante pour les faibles et fragmentés duchés, républiques et royaumes de la péninsule", explique-t-il. Ce pillage a donné naissance à cette citation basée sur un jeu de mots autour du nom de Napoléon : "Toutes les Français ne sont pas des voleurs, mais Buonparte (un grand nombre) le sont certainement".
Sans précédent dans l'histoire, ces confiscations d'objets artistiques ne peuvent être comprises que dans leur contexte historique. Elles résultent de l'engouement de l'époque pour les Classiques, des prétentions universalistes de la Révolution française et de la propre ambition de Napoléon.
"Ces réquisitions reflètent la formation d'une identité collective européenne qui trouve ses racines dans l'antiquité classique et qui a été redécouverte à la Renaissance", décrit Valter Curzi.
Lorsque Napoléon embarque pour sa première campagne d'Italie en 1796, le jeune général de 26 ans dispose d'ordres écrits du Directoire qui l'enjoignent à considérer comme équivalentes les conquêtes militaires et artistiques. "Le Directoire exécutif est persuadé que vous regarderez la gloire des beaux-arts comme attachée à celle de l'armée que vous commandez. L'Italie leur doit en grande partie ses richesses et sa renommée : mais le temps est arrivé où leur règne doit passer en France pour affermir et embellir celui de la Liberté", stipulent ces documents. Le Directoire rappelle à Bonaparte qu'il s'agit maintenant d'enrichir l'ancien palais du Louvre, que la Révolution a transformé en musée ouvert à tous les citoyens, avec des "monuments les plus célèbres de tous les arts".
Deux ans plus tard, alors que la plus grande partie de l'Italie est sous la botte de Napoléon, les autorités françaises organisent une grande célébration de ses victoires militaires. Le butin artistique, expédié en France, est exhibé en procession dans les rues de Paris entre le 27 et le 28 juillet 1798, avant d'être déposé au musée du Louvre. Des gravures commémoratives clament à l'époque que : "La Grèce les céda, Rome les a perdus. Leur sort changea deux fois, il ne changera plus" et "Ils sont enfin sur une terre libre".
“En tant que nation libre qui s'était libérée de la tyrannie de la monarchie, la France estimait qu'elle pouvait s'emparer de ces chefs d'œuvre de l'Antiquité et de la Renaissance qui étaient aussi le fruit de régimes libres et démocratiques", explique Valter Curzi.
"Un rendez-vous pour toute l'Europe"
C'est dans ce contexte qu'est né le musée du Louvre, l'établissement le plus visité au monde, résume Andrew McClellan, professeur d'histoire de l'Art à l'Université Tufts dans le Massachusetts et auteur de plusieurs ouvrages sur les spoliations de Napoléon.
Pour Andrew McClellan, les motivations françaises à ses pillages sont nombreuses : "L'avidité, l'ambition militaire, la foi en une supériorité du système politique français et la conviction mal placée qu'il était plus pertinent de créer un seul grand musée à un seul endroit plutôt que d'avoir des œuvres dispersées". "Bien entendu, les Français pensaient que ce musée ne pouvait être qu'à Paris", ajoute-t-il.
En ce qui concerne Napoléon, ce spécialiste de l'empereur souligne "qu'il n'avait pas beaucoup, si ce n'est aucun intérêt pour l'art, mais qu'il comprenait sa valeur symbolique en s'emparant des œuvres des autres. Il comprenait également l'importance de la propagande en bénéficiant des meilleurs peintres pour créer ses portraits et commémorer ses actions passées à la postérité".
Le "petit caporal" avait hérité de la Révolution son ambition de transformer Paris en une capitale incontournable du savoir et des arts, un "rendez-vous pour toute l'Europe". Le joyau de la couronne était tout naturellement le Louvre, renommé Musée Napoléon en 1802 et que les Britanniques se sont empressés de visiter après la courte paix d'Amiens signée la même année.
Avant l'ascension de Napoléon, les collections du musée avaient été agrémentées par des prises effectuées aux Pays-Bas par les armées révolutionnaires. Après avoir récupéré tous les Rembrandt, Rubens ou Van Dyck qu'ils pouvaient, les Français s'étaient ensuite tournés vers les trésors italiens.
Cependant, Napoléon diffère de ses prédécesseurs en cherchant à légitimer ces confiscations par des traités signés avec ceux qu'ils venaient de vaincre. Les mini-États italiens reçoivent ainsi l'ordre de renoncer à un certain nombre d'œuvres d'art. Si les autorités locales résistent, comme ce fut le cas à Venise, la punition est sévère. En 1797, les Français n'hésitent pas à détruire le Bucentaure, un bâtiment de parade dont le doge se servait depuis des siècles à Venise pour la célébration du "mariage avec la mer", afin de récupérer l'or qui le recouvre. Dans la cité, de nombreux palais et églises sont pillés. En plus des chevaux de Saint-Marc, que Napoléon placera plus tard en haut de l'Arc de triomphe du Carrousel, ses troupes s'emparent des Noces de Cana de Véronèse, qui font toujours face à la célèbre Mona Lisa au Louvre.
"C'est la première fois lors de ces campagnes françaises que des commissions spécialisées ont été mises en place pour identifier, localiser et collecter les œuvres les plus célèbres", raconte le professeur d'histoire de l'art Valter Curzi. "Ces membres possédaient un savoir très important sur les arts et savaient exactement où aller".
En accord avec le goût néoclassique qui dominait à l'époque, les agents de Napoléon en Italie se concentrent surtout sur les antiquités grecques et romaines, ainsi que sur les chefs d'œuvre de la Haute Renaissance. Plus tard, leurs choix se diversifient dans le but de faire du Louvre une encyclopédie de l'histoire de l'art.
En 1810, une décennie après la fuite de Tommaso Puccini en Sicile, un décret dans les récents territoires italiens annexés présente le musée Napoléon comme une opportunité en or pour remplir les trous dans ses collections. L'année suivante, le directeur du musée parisien Dominique Vivant Denon se déplace en personne en Toscane pour rapporter des œuvres de Cimabue, Giotto et d'autres pères de la Renaissance, confirmant ainsi les craintes de Puccini.
À cette époque, les campagnes militaires de Napoléon en Prusse, en Autriche et en Espagne avaient déjà permis de diversifier les collections du musée et d'atteindre le rêve des Lumières de créer un "musée universel", ou du moins européen.
Civiliser les Européens et dépouiller les "non-civilisés"
L'appétit encyclopédique de Dominique Vivant Denon pour l'art a transformé la nature et l'objectif des galeries d'art. Alors que Napoléon était certainement plus intéressé par les bénéfices de propagande qu'ils pouvaient tirer de ces chefs d'œuvre, le directeur du musée, inspiré par la Révolution, avait l'idée qu'ils ne devaient pas être réservés à une minorité mais être vus par le plus grand nombre.
"Les musées sont ainsi devenus des lieux de passeggiata (promenade) pour les citoyens", décrit Valter Curzi. "Quand les autres pays se sont précipités pour créer leur propre musée national après la chute de Napoléon, l'idée était alors de créer une ressource pour l'ensemble de la Nation et non pour quelques privilégiés".
Quand le sculpteur italien Antonio Canova a pu récupérer une partie de l'héritage romain pris par les Français, avec l'aide et l'appui financier des Britanniques, il l'a fait à la condition que ces œuvres soient présentées dans des galeries publiques et qu'elles ne retournent pas dans des églises ou des palais.
En Italie et ailleurs, ces spoliations ont entrainé un intérêt et une fierté sans précédent pour l'art national. Un peu partout en Europe, de grandes parades ont été organisées pour célébrer le retour des chefs-d'œuvre après 1815. Mais de nombreuses autres pièces volées sont restées en France.
Ces déplacements d'œuvres continuent de hanter les plus grands musées du monde. Les critiques pointent en effet du doigt le fait que ces pièces ont perdu leur sens et leur objectif en étant transportées loin de leur lieu d'origine. Pour les nostalgiques du Grand Tour, en particulier, le transfert d'antiquités hors de leur environnement romain a été perçu comme un acte de vandalisme.
Mais ces accusations sont plus modérées lorsqu'il s'agit d'œuvres venant de pays perçus comme étant "moins civilisés". L'acquisition par les Britanniques des marbres du Parthénon d'Athènes a été célébrée à l'époque comme le sauvetage d'un symbole antique des mains des Turcs.
Au tournant du siècle, la domination sur les mers des Britanniques leur a permis de dominer Napoléon en Égypte et de récupérer les spoliations de son expédition, dont la pierre de Rosette qui a terminé au British Museum plutôt qu'au Louvre. Mais en 1815, le retour de ce fragment de stèle de l'Égypte antique dans son pays d'origine n'a jamais été à l'ordre du jour.
"Les Ottomans n'en voulaient pas car la pierre n'était pas conforme à leurs croyances religieuses ou à leurs priorités culturelles", ajoute Andrew McClellan. "C'est pour cela que les Britanniques ont pu aussi s'emparer des Frises du Parthénon, alors sous domination ottomane. Soit dit en passant, ils étaient aussi particulièrement motivés à l'idée de s'en emparer parce qu'ils savaient que s'ils ne le faisaient pas, les Français le feraient".
Cette lutte pour les monuments de l'Antiquité a préfiguré celle pour les colonies. Dans les décennies qui ont suivi la défaite de Napoléon, les justifications d'une supériorité morale qui avaient tellement révoltés les rivaux de l'empereur ont été utilisées pour confisquer un peu partout dans le monde des œuvres non européennes. "Les 'nations civilisées' ont arrêtées de se piller entre elles pour spolier massivement des terres considérées comme "'non civilisées'", résume Andrew McClellan.
Le démantèlement partiel du Louvre n'a pas marqué la fin du "musée universel" mais a entrainé un boom de la création des musées nationaux à travers l'Europe. Les pays sont alors rentrés en compétition pour posséder les meilleures collections.
"Après Napoléon, les musées sont devenus un attrait irrésistible pour les nations européennes qui percevaient le pouvoir politique qu'ils pouvaient générer en tant que symbole d'une gouvernance éclairée et moteur d'une production artistique supérieure", conclut Andrew McClellan. "Cette idée s'est propagée à travers le monde. Aucun pays ne peut se permettre de ne pas en avoir un".