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L'évacuation d'icônes de Kiev au Louvre, acte de résistance de la culture ukrainienne

patrimoine en péril Le Louvre accueille quelques-unes des plus précieuses œuvres d'art ukrainiennes, secrètement évacuées de Kiev pour les protéger de la guerre. Leur exposition dans l’un des plus célèbres musées du monde met en lumière le rôle joué par la culture et le patrimoine alors que l’Ukraine résiste aux tentatives de la Russie de nier à la fois son passé et son présent.  Cette icône byzantine des saints Serge et Bacchus, datant des VIe et VIIe siècles, a été exposée au Louvre le 14 juin 2023, après avoir été évacuée de Kiev. Quand Vladimir Poutine envisageait à la mi-mai de transférer l'icône la plus sacrée du pays – la Sainte Trinité – d'un musée de Moscou à l’Église orthodoxe, un convoi secret quittait Kiev sous escorte militaire, transportant des objets tout aussi précieux et encore plus anciens. Seize œuvres extrêmement fragiles provenant de la galerie d'art la plus prestigieuse de Kiev, le musée national des arts Bogdan et Varvara Khanenko, ont pris la direction de la Pologne, de l'Allemagne puis de la France. Parmi elles, des icônes byzantines vieilles de 1 400 ans comptant parmi les trésors les plus emblématiques de l'Ukraine.  Après avoir été cachées pendant des mois dans des entrepôts secrets, ces précieuses icônes ont trouvé une nouvelle vitrine temporaire au musée du Louvre, le 14 juin. "Il en reste à peine une douzaine dans le monde aujourd'hui, dont les quatre qui se trouvent actuellement (à Paris)", explique Olha Apenko-Kurovets, conservatrice du musée Khanenko qui travaille actuellement au Louvre. "Il ne s'agit pas seulement de trésors ukrainiens ou du patrimoine byzantin, ils sont également extrêmement importants pour le patrimoine mondial."  Ces icônes sont des portraits peints stylisés, généralement de saints, qui sont considérés comme sacrés dans les églises orthodoxes orientales. Les quatre œuvres de Khanenko sont des peintures à l'encaustique sur bois, une technique pionnière qui a donné naissance aux plus anciennes icônes peintes du monde orthodoxe.  L'exposition du Louvre comprend une cinquième œuvre : une micro-mosaïque d'une grande finesse représentant Saint-Nicolas, avec un cadre en or, qui proviendrait de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle à Constantinople. Il s'agit de l'une des 50 œuvres de ce type au monde, indique Olha Apenko-Kurovets, soulignant que "les cinq œuvres exposées au Louvre sont extrêmement rares et fragiles".  Contrairement à la décision de Vladimir Poutine de transférer la "Sainte Trinité" à la cathédrale du Christ-Sauveur – à des fins de propagande et au mépris de la sécurité de l'œuvre fragile –, la décision d'évacuer les icônes de Khanenko a été dictée par la nécessité, quelques mois après que l'emblématique musée de Kiev a été endommagé par une frappe aérienne.  Transporter de telles œuvres s’est avéré délicat en temps de guerre. Toutes les parties concernées ont dû garder le secret absolu jusqu'à ce qu’elles arrivent en toute sécurité à Paris. Les objets ont été transportés dans des caisses climatisées spécialement construites en France et acheminées jusqu'en Ukraine.  Le Plan d'action pour la protection du patrimoine en Ukraine (ALIPH), une fondation basée en Suisse, a financé en partie cette opération, à hauteur de plusieurs millions de dollars.  "Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour qu'elles voyagent confortablement, explique Olha Apenko-Kurovets. "C'est un immense soulagement de les voir ici, dans un environnement sûr, mais c'est aussi une grande tristesse qu'elles aient dû partir. C'est aussi une opportunité majeure : faire connaître les collections d'art et la richesse culturelle de l'Ukraine, et sensibiliser au sujet de la menace qui pèse sur ce patrimoine." "Protéger le personnel des musées et les collections" de l’Ukraine Au début de la guerre, l'Ukraine abritait sept sites classés au patrimoine mondial de l'Unesco – incluant la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, dont les fresques et mosaïques byzantines ont survécu à de multiples invasions, des Mongols de Gengis Khan à l'occupation nazie. En janvier, l'agence onusienne a ajouté un huitième site, le centre historique d'Odessa (la "perle de la mer Noire"), afin de le protéger des bombardements qui ont ravagé les sites culturels ukrainiens dans tout le pays.  Quelque 259 sites culturels – religieux, musées, monuments et bibliothèques – ont subi des dégâts en Ukraine depuis février 2022, selon l’Unesco. Ce chiffre est deux fois plus élevé, selon les autorités ukrainiennes qui préviennent que les inondations après la destruction du barrage de Kakhovka ont mis en péril de nombreux autres sites.  Répondant aux appels à l’aide de l’Ukraine dès le début du conflit, les musées européens se sont empressés de faire don de matériel d'urgence pour faciliter les évacuations d’œuvres d’art. Entre mars et décembre 2022, les galeries françaises ont fourni 75 tonnes de matériel d'emballage et de conservation (papier bulle, extincteurs…) dans le cadre d'un effort collectif coordonné par la branche française du Conseil international des musées (Icom). Le matériel a été livré par Chenue, une société de transport d'œuvres d'art qui a offert ses services gratuitement.  "La priorité était de protéger le personnel des musées et les collections", explique Émilie Girard, responsable de l'ICOM France, précisant que plusieurs musées ont également proposé d'embaucher des collègues ukrainiens. "Dans un premier temps, les employés des musées ont souhaité rester à proximité, dans l'ouest de l'Ukraine ou en Pologne, en espérant que la guerre se termine rapidement et qu'ils puissent reprendre leur travail".  Ces espoirs se sont rapidement évanouis à mesure que la guerre s’éternisait. Mais malgré les bombardements incessants et leurs galeries vides, les instituts culturels ukrainiens ont refusé d'être réduits au silence.  Au musée Khanenko, la directrice Yuliya Vaganova a déclaré que le personnel continuait à travailler nuit et jour "malgré les coupures d'électricité et les raids de missiles, en organisant des projets d'art contemporain, des conférences, des classes de maître pour les enfants et des concerts".  Mais le danger s’est précisé en octobre 2022 lorsqu'un missile est tombé à quelques pas de l'élégante demeure du XIXe siècle de la galerie, brisant ses fenêtres et endommageant ses intérieurs. Alors que les collections avaient déjà été transférées dans un lieu secret, les infrastructures ukrainiennes ciblées par la Russie ont été exposées à des coupures de courant répétées, ce qui a nui à leur conservation.   Quelques jours plus tard, Yuliya Vaganova a approché son homologue du Louvre, Laurence des Cars, lors d’un voyage à Paris. Elle a accepté son offre d'abriter les pièces les plus précieuses du musée Khanenko. Il a été formellement convenu de leur transfert en février lors d'une visite à Kiev de la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak.   Lors de l'inauguration de l'exposition à Paris, le ministre ukrainien de la Culture, Oleksandr Tkachenko, a parlé d'un "geste symbolique et efficace de soutien à la culture ukrainienne", remerciant les autorités françaises et le Louvre pour leur soutien. "[Les Russes] volent nos objets, ils ont détruit nos sites du patrimoine culturel et cela montre l'ampleur de la culture ukrainienne, qui fait partie du patrimoine mondial".  Une "coopération culturelle" en plus d’une opération de sauvetage Les icônes de Khanenko arrivent à point nommé au Louvre. Le musée français s’apprête, en effet, à lancer son nouveau département d'art byzantin et chrétien oriental, avec des salles dédiées qui devraient ouvrir en 2027.  "Il s'agit de quelques-unes des toutes premières icônes du monde orthodoxe, ce qui en fait une attraction évidente pour le Louvre", a déclaré Olha Apenko-Kurovets. Ce transfert d’œuvres s'inscrit autant dans le cadre d'un projet scientifique impliquant "une étroite collaboration entre les experts français et ukrainiens" que dans celui d'une opération de sauvetage.  Dès la fin de l'exposition, le 6 novembre, les précieux objets seront analysés dans les laboratoires du Louvre afin de déterminer, entre autres, leur origine et leur âge exacts.  Le nouveau directeur du département, Maximilien Durand, entend lancer un programme de recherche international autour des icônes. "Au-delà des questions identitaires ou nationalistes, (on est) dans une coopération culturelle qui ouvrira de nouveaux réseaux pour le Musée Khanenko", a-t-il expliqué au journal Le Monde début juin.  De tels efforts scientifiques ont une importance vitale pour une nation qui lutte pour sa survie, selon Olha Sahaidak, de l'Institut ukrainien – une agence gouvernementale chargée de promouvoir la culture ukrainienne à l'étranger. "Lorsqu'un pays et son peuple sont détruits, seule la culture peut raconter leur histoire", explique-t-elle. "Nous devons bien sûr protéger le peuple ukrainien mais aussi sa culture, et faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l'apprendre, la rechercher et la diffuser".  L'exposition de Paris, ajoute Olha Sahaidak, est l'occasion de faire avancer trois objectifs "d'égale importance" : mettre en valeur les collections ukrainiennes, encourager la coopération et la recherche internationales et replacer les repères culturels matériels et immatériels de l'Ukraine dans le cadre plus large de l'Europe.  "Malheureusement, le patrimoine ukrainien est depuis longtemps un territoire inexploré pour le reste de l'Europe", ajoute-t-elle. "Il est très important de sensibiliser à ce patrimoine afin de réaliser ce que nous sommes en train de perdre dans cette guerre." Décoloniser l'art ukrainien Depuis le début de l’offensive russe, les musées et instituts d'art français se sont empressés d'adapter leurs programmes et de fouiller dans leurs collections pour mettre en valeur les artistes ukrainiens et sensibiliser le public à la situation critique des monuments culturels du pays.  "Si la première réaction a été d'offrir une aide matérielle aux galeries ukrainiennes, il s'agit aujourd'hui de donner un maximum de visibilité à l'Ukraine. C'est une forme de résistance, avec les outils dont nous disposons : prouver que la culture, l'art et le patrimoine ukrainiens existent", explique Émilie Girard.  Dans certains cas, cela a suscité une réflexion sur la manière dont les musées qualifient les œuvres d'artistes originaires d'Ukraine, même si les critiques affirment que la France est à la traîne par rapport à d'autres pays comme les États-Unis.  Olena Havrylchyk, professeure d'économie à l'université Paris 1-Panthéon Sorbonne, a souligné dans une tribune publiée en mars par Le Monde que le Metropolitan Museum of Art de New York avait récemment reconnu les peintres du XIXe siècle, Arkhip Kuindzhi et Ilya Repin, comme ukrainiens après les avoir présentés comme russes. Un choix qui contraste avec celui du Musée d'Orsay à Paris, qui a choisi d'ignorer leur identité ukrainienne lors d'une table ronde sur l'art russe organisée quelques jours plus tard.  La réticence française à remettre en question le récit de Moscou reflète un sentiment russophile persistant et l'héritage d'un dialogue de longue date avec les historiens de l'art russes, selon Olha Sahaidak : "Dans le passé, c'était toujours la Russie qui fournissait les noms, les faits et le contexte (…). Nous avons besoin que nos collègues du monde entier requalifient leurs collections, en dialogue avec des experts ukrainiens, en identifiant les œuvres d'art qui sont liées à l'Ukraine et à son histoire."  La tragédie en cours en Ukraine est l'occasion de favoriser un tel dialogue, tout en encourageant la circulation de l'art et des artistes ukrainiens malgré la guerre. "Le moment est venu d'accéder à certaines des plus belles œuvres de nos collections nationales et de les découvrir, alors qu'elles ne bougeraient pas autrement", estime Olha Apenko-Kurovets.  Avec ses légendes inédites en ukrainien et un dépliant évoquant "l'histoire millénaire" de l'Ukraine, l'exposition à Paris suggère que le dialogue entre experts commence à porter ses fruits. "C'est la première fois qu'une exposition du Louvre ‘parle’ ukrainien", conclut la conservatrice en exil. "Cela peut sembler anecdotique, mais cela fait toute la différence pour nous." Cet article est une adaptation de la version en anglais, disponible ici en langue originale.

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