Au Sénégal, les lutteurs peuvent enfin reprendre le combat
Après un an d'interruption en raison du Covid-19, la lutte professionnelle, véritable institution au Sénégal au même titre que le football, reprend enfin ses droits. Reportage.
"Maman, prie pour nous" : sur un terrain de sable de la banlieue de Dakar, dix costauds entonnent en trottinant le chant en wolof qui marque le début de l'entraînement... Après un an d'interruption à cause du coronavirus, les lutteurs du Sénégal se préparent à retourner au combat.
La lutte sénégalaise, dont les origines remontent aux cérémonies célébrant la fin des récoltes dans les ethnies sérères et diolas, est extrêmement populaire dans ce pays d'Afrique de l'Ouest. La vie s'arrête pratiquement lors des grandes confrontations, annoncées des semaines à l'avance par des affiches et des spots publicitaires.
Et lorsqu'un combattant, le pagne ceint autour de la taille, renverse son adversaire, les cris des supporters rivés à leur poste de télévision s'élèvent des maisons, comme lors des matches de l'équipe nationale de football, seule peut-être à rivaliser avec les rois de l'arène dans le cœur des Sénégalais.
L'arrivée du Covid-19 il y a un an avait stoppé net la pratique professionnelle : plus de combats ni d'entraînements collectifs.
Mais tout ça, c'est du passé : sous l'effet d'une grave crise politique, les principales restrictions ont été levées mi-mars et les compétitions sont en train de reprendre.
Ce dimanche, certains des colosses les plus adulés feront leur retour dans l'Arène nationale de Pikine, le temple de la discipline, à une dizaine de kilomètres du centre de Dakar. D'une capacité de 20 000 spectateurs, l'enceinte ne devrait en accueillir que la moitié.
Le plus attendu des cinq combats à l'affiche opposera deux stars : "Eumeu Sène" et "Lac 2".
Il s'agit d'un choc comme "il n'y en a pas eu depuis des années" et qui "va redonner du courage aux Sénégalais", assène le promoteur vedette, Gaston Mbengue.
À quelques jours de l'échéance, à Petit-Mbao, dans la grande banlieue de la capitale, Eumeu Sène (Mamadou Ngom de son vrai nom) s'entraîne au bord de l'océan avec des lutteurs qui, comme lui, sont connus par leurs surnoms évocateurs : "John Cena", "Tyson 2" ou "Building".
Torse et mains nus, ils s'empoignent, se poussent et tentent de se faire tomber dans le sable, jusqu'à ce que l'appel à la prière interrompe subitement la séance.
À 42 ans et fort de ses 120 kg, Eumeu Sène rêve de retrouver le prestigieux titre de "roi des arènes" qu'il avait conquis en 2018 et perdu l'année suivante. Une victoire dimanche contre Lac 2 lui donnerait ses chances de récupérer son trône dans un an ou deux.
"Ce combat est d'une importance capitale pour moi. Ma carrière en dépend, je ne dois pas le perdre", déclare-t-il.
Pour vaincre son adversaire, la "préparation mystique" revêt une importance capitale, soulignent amateurs et spécialistes. Pour éviter le "maraboutage" (mauvais sort), pratiquement plus personne ne peut approcher Eumeu Sène dans les jours qui précèdent le combat.
"On est très prudents par rapport aux étrangers", explique Khalifa Ababacar Niang, le patron de l'écurie Tayshinger, qui compte Eumeu Sène dans ses rangs. "On aurait beau s'entraîner, on peut te faire des choses qui te rendent paresseux, qui brisent ton envie ou te donnent le tournis."
Dans le stade, avant de s'empoigner, les combattants, portés par les chants des griots, suivent un long et minutieux rituel, au cours duquel ils s'enduisent entièrement le corps de "liquide magique". Ils ont noué d'indispensables grigris à leur taille, autour des poignets et des biceps ou des chevilles.
Le secteur de la lutte espère que la reprise des combats permettra de tourner définitivement la page de la "saison blanche" 2020, au cours de laquelle les 8 000 affiliés de l'Association nationale de lutte ont dû trouver d'autres sources de revenus.
Jeune espoir de 22 ans aux cheveux teints en blond, Ngarafe Ndiaye, que l'on surnomme "le Fils de Sadio" ou "le Gosse", s'est mis à vendre des téléphones depuis le début de la pandémie. Il espère qu'un jour, il vivra de la lutte. "Mais actuellement, il me faut un autre boulot pour m'en sortir."
Un reportage d'Alexandre Martins Lopes pour l'AFP