À Mayotte, "c’est un peu la guerre pour avoir accès à l’eau potable"
un besoin vital
Le 101e département français est confronté depuis plusieurs mois à des tensions de plus en plus croissantes en raison des restrictions d’eau qui touchent la population. Les coupures se sont intensifiées début septembre, et la colère de la population mahoraise aussi. Les défaillances des infrastructures sur place et le manque d’investissements sont notamment pointés du doigt.
La population de Mayotte fait face à des coupures d'eau de plus en plus drastiques depuis plusieurs mois pour faire face à la sécheresse et aux faibles pluies.
"Aucun département français de l’Hexagone n’accepterait le quart de la moitié de ce que vivent les Mahorais". Les mots sont d’Yves Jégo, ancien secrétaire d'État chargé de l'Outre-mer (2008-2009), pour qualifier la situation "inexcusable et inconcevable" que vit Mayotte depuis maintenant plusieurs mois.
Le 101e département français est, en effet, confronté à une crise de l’eau inédite en raison de faibles pluies et d’un épisode de sécheresse – le plus violent qu’ait connu l’île depuis 1997. Cette situation a conduit la préfecture de Mayotte à mettre en place, depuis mars, des restrictions : coupures temporaires de distribution d’eau, "tours d’eau" entre communes…
Mais cela n’a pas suffi, et les autorités ont pris des mesures encore plus drastiques fin août. Conséquence : les Mahoraises et les Mahorais n’ont plus d’eau au robinet que deux jours sur trois en moyenne depuis le 4 septembre, avec des variations horaires en fonction du lieu de vie sur le département.
"Tout dépend d’où on habite sur l’île et sur quel réseau on est connecté", explique Andrea, qui vit depuis un an à Mayotte. "Dans le meilleur des cas on a un peu d’eau tous les jours, et dans le pire des cas on n'a pas d’eau courante… et si jamais elle sort du robinet, elle est non potable. Ça c’est la situation actuelle, et ça ne fait qu’empirer."
Andrea s’estime "privilégié" car il arrive à avoir de l’eau chez lui – il vit dans un secteur où elle est coupée cinq fois par semaine de 16 heures à 8 heures, avec une coupure supplémentaire de 36 heures le week-end. D’autres personnes qui vivent à cinq minutes de chez lui "n’ont pas d’eau depuis deux semaines" ajoute-t-il. "Ils doivent donc aller se fournir chez des voisins qui ont mis en place des cuves".
Même son de cloche pour Damien*. "J’ai toujours connu des coupures d’eau à moindre échelle et des restrictions de temps en temps depuis que je vis à Mayotte", explique celui qui est arrivé dans le département il y a trois ans. Mais cette fois-ci, la situation est plus tendue que ce qu’il a pu connaître par le passé : "L’eau manque sur l’île. Pour ma famille et moi, j’ai toujours 60 litres d’eau stockés dans ma salle de bain pour les besoins naturels, pour la douche et pour boire."
Avec l'eau du robinet, "on commençait à avoir mal au ventre"
Et quand l’eau est disponible au robinet après une énième coupure, "elle est marronnasse et impropre à la consommation", comme l’a expliqué à RFI, le 13 septembre, la députée LIOT de la 1re circonscription de Mayotte, Estelle Youssouffa.
L’Agence régionale de santé de Mayotte assure, quant à elle, que "l’eau disponible sur le réseau est potable et peut être consommée sans ébullition systématique"... tout en conseillant aux habitants de l’île de faire bouillir de l’eau pour boire, faire la cuisine ou encore se brosser les dents jusqu’à 12 heures après l’arrêt d’une coupure de 24 heures.
La qualité de l’eau a déjà des conséquences sanitaires : "de nombreuses personnes" se plaignent de maux de ventre et les ventes d'anti-diarrhéiques ont augmenté ces dernières semaines à Mayotte, selon le site d'Outre-mer La 1ère.
"Avant, je filtrais et buvais l’eau du robinet, ça allait", explique Damien. "Maintenant, ça fait deux mois qu’on a arrêté d’en boire parce qu’on commençait à avoir mal au ventre." Suspectant que l’eau soit non potable, Damien a cessé de boire de l’eau courante par mesure de précaution. "J’ai deux enfants en bas âge, je ne veux pas prendre de risque avec (leur santé)", ajoute-t-il.
Lui et sa famille ne consomment plus que l’eau en bouteille. Damien explique "n’avoir jamais autant stocké de packs d’eau" durant sa vie que ces dernières semaines. Il s'estime aussi "chanceux" d’avoir suffisamment de pouvoir d’achat pour se le permettre. Il faut actuellement débourser souvent entre 4 et 5 euros – parfois jusqu’à 12 euros – pour obtenir six litres d’eau d’une marque coûtant moins de 2 euros en métropole.
Des tarifs prohibitifs – malgré un gel des prix décidé par la préfecture de Mayotte en juillet – pour une grande partie des insulaires : l'île est, en effet, le département le plus pauvre de France. Quelque 42 % de la population vivait même avec moins de 160 euros par mois en 2018, selon l’Insee.
"C’est un peu la guerre pour avoir accès à l’eau potable : les packs d’eau en magasin sont hors de prix, rares et pris d’assaut dès que certaines boutiques sont livrées. Cela amène une spéculation presque criminelle car les vendeurs jouent sur le fait que les gens sont obligés d’acheter de l’eau", explique Andrea.
Infrastructures défaillantes et soupçons de corruption
Ce stress hydrique ne fait qu'augmenter les tensions dans la population : outre les nombreuses publications indignées sur les réseaux sociaux sous le slogan "Mayotte a soif", des Mahorais ont manifesté devant la préfecture le 9 septembre, scandant notamment : "On veut quoi ? De l’eau potable".
Des manifestants regrettent que "rien n’ait été fait" ces dernières années à Mayotte pour régler la crise de l’eau – dont les racines sont profondes, comme l’explique Fahad Idaroussi Tsimanda, docteur en géographie et chercheur associé au Lagam (Laboratoire de géographie et d'aménagement de Montpellier) : "La situation actuelle est catastrophique, pourtant on a vu venir le problème de l’eau – il y en avait déjà un à Mayotte en 1997 – mais on l’a laissé perdurer".
Selon ce spécialiste mahorais, la crise actuelle prend sa source dans les infrastructures défaillantes de l’île en matière de traitement de l’eau, d’une part, et dans le changement climatique qui raréfie les pluies sur Mayotte, d’autre part.
"Entre 2010 et 2020, il y a eu moins de précipitations à Mayotte alors qu’elles étaient abondantes d’habitude lors de la saison des pluies. Maintenant, les rivières sont sèches et il faut parfois attendre le mois de janvier – avant c’était plutôt en octobre – pour que la pluie tombe", relève Fahad Idaroussi Tsimanda.
L’approvisionnement de l’île dépend essentiellement des eaux pluviales pour garnir les deux retenues collinaires de Mayotte – Combani et Dzoumogné. Mais à cause de la sécheresse inédite, leur taux de remplissage était de 25 % et 14 % le 24 août, contre 106 % et 82 % à la même date en 2022, selon les données officielles. Une troisième retenue collinaire située à Ourovéni aurait dû voir le jour dans les années 2000… mais le projet sur lequel plane "un parfum de ‘corruption’" n’a toujours pas abouti en 2023.
À cela s’ajoute une usine de dessalement qui "ne produit pas les quantités d’eau attendues" (2 000 m3 par jour, contre 5 300 m3 attendus), comme l’a reconnu l’État en 2022. Ce dernier espère rétablir la capacité maximale prévue d’ici à la fin de cette année. Une autre usine du même type devrait aussi normalement voir le jour en août 2024, avec pour objectif de produire au minimum 10 000 m3 d'eau par jour.
"Il faut aussi prendre en compte qu’il y a des fuites sur le réseau d’eau à Mayotte depuis plusieurs années", ajoute Fahad Idaroussi Tsimanda. La gestion du réseau, sujette à polémique sur l’île, est épinglée dans un rapport de la Chambre régionale des comptes en 2020. Le Parquet national financier a aussi mené une enquête au sujet du syndicat des eaux de Mayotte, retenant plusieurs chefs d’inculpation dont "favoritisme", "détournement de fonds publics" ou encore "corruption".
Enfin, si Mayotte n’a pas suffisamment d’eau pour sa population, c’est aussi parce que cette dernière est en croissance démographique constante depuis une décennie : l’île comptait 310 000 habitants en 2022 contre 224 000 en 2014, selon une estimation de l’Insee.
La crise de l’eau à Mayotte "pourrait créer encore plus de tensions"
Pour faire face à cette crise de l’eau, l’exécutif français a annoncé, le 4 septembre, la distribution à venir de deux bouteilles d’eau gratuites par jour et par personne aux plus "vulnérables" – soit quelque 30 000 personnes, selon le ministre délégué chargé des Outre-mer, Philippe Vigier. Quinze citernes et 200 rampes d’eau doivent également être déployées sur l’ensemble de Mayotte.
"L’État pallie une situation d’urgence, maintenant il faut se retrousser les manches et se mettre au travail", espère Andrea. Lui ne voit pas l’horizon se dégager à court terme pour Mayotte. "Pour le moment, la meilleure chose c’est de continuer les mesures d’urgence". Il souhaite aussi que le prix des packs d’eau soit "régulé", en attendant les pluies de novembre qu’il espère "abondantes".
Damien pourrait, quant à lui, mettre à l’abri sa femme et ses enfants si la situation ne s’améliore pas dans les prochaines semaines. "Il y a déjà un problème de sécurité à Mayotte et l’eau pourrait encore créer plus de tensions. Je veux que ma famille reste loin de tout ça si ça devait arriver", explique-t-il. Il reconnaît que "c’est compliqué pour le moment de vivre ici sans ce besoin élémentaire qu’est l’eau."
"Je n’attends rien de l’État. Il y a eu des manquements sur la gestion de l’eau à Mayotte. On est maîtres de rien, on n’a pas d’autre choix que d’attendre de voir comment la situation va évoluer", conclut Damien. Et d'espérer une pluie salvatrice.
* Le prénom a été changé