"Tu vas avoir 14 à chaque épreuve" : on vous raconte l'affaire de fraude présumée au concours de commissaire, qui a coûté sa place à un très haut gradé de la police
"Tu vas avoir 14 à chaque épreuve" : on vous raconte l'affaire de fraude présumée au concours de commissaire, qui a coûté sa place à un très haut gradé de la police
L'un des plus hauts responsables de la police et une commandante qui avaient noué une relation intime ont été mis en examen fin mai, soupçonnés de "fraude au concours de commissaire".
Ce projet, il en parlait comme de sa "croisade". L'inspecteur général Frédéric Dupuch, l'un des plus influents responsables de la police, s'était juré de faire accéder sa maîtresse au sommet de la hiérarchie, en assurant son succès au concours interne de commissaire. Et selon les enquêteurs, certains moyens mis en œuvre ont été déloyaux.
L'enquête judiciaire sur cette affaire, et le scandale qui en a découlé en mai, ont conduit à l'annulation pure et simple de l'un des examens les plus respectés au sein de la police, une épreuve théoriquement fondée sur l'expérience et la méritocratie.
Alors que les deux suspects, aussi mis en examen pour "fraude à un concours public", sont convoqués lundi 17 octobre devant le conseil de discipline, France Télévisions révèle les dessous de cette rocambolesque affaire. Les soupçons sont lourds : membres du jury dénigrés puis évincés, seuils d'admissibilité revus pour écarter un nombre conséquent d'officiers, jusqu'à des corrigés modifiés pour coller au plus près aux réponses de la candidate… Voici le récit d'un scénario à peine croyable qui a lésé une centaine d'officiers de police candidats au poste de commissaire.
France 2
1La rencontre : "Comme si j'étais ensorcelée…"
C'est un échec professionnel qui, en juin 2020, scelle la rencontre entre Frédéric Dupuch, alors âgé de 60 ans, et la commandante Faïza Abdelouahab, 44 ans. En ce mois de juin 2020, cette officier de police vient d'échouer au concours interne de commissaire. Très à l'aise à l'écrit, elle a obtenu de mauvais résultats à l'oral, son point faible. Un revers qu'elle attribue "au comportement non déontologique" d'une évaluatrice. Elle demande alors à rencontrer le président du jury, Frédéric Dupuch. Mais dans l'ascenseur, ce rendez-vous professionnel change de nature. Il tourne au flirt. Ce jour-là, "je suis partie avec un homme dans ma tête", reconnaîtra la commandante devant les enquêteurs. Deux mois plus tard, Frédéric Dupuch et Faïza Abdelouahab entament une liaison. "C'est comme si je n'existais plus, que je n'avais plus de jugement, comme si j'étais ensorcelée…", résumera-t-elle lors de sa garde à vue. Lui se définit comme son "esclave amoureux". Au point de lui confier la relecture de ses rapports confidentiels sur la refonte de la police judiciaire, dont il a la charge pour le compte de la direction générale de la police nationale (DGPN). En 2021, alors qu'elle repasse le concours interne, il la conseille dans l'ombre, lui fait répéter le grand oral. Sans davantage de succès.
2La promesse : "Les personnes qui t'ont coulée ne seront plus là"
Après ce nouvel échec, le moral de la commandante Abdelouahab est atteint. Elle envisage d'ailleurs de tout abandonner. Dans des SMS envoyés à son amant, elle se plaint de son insistance pour qu'elle se présente de nouveau au concours. "Ne prends pas une décision hâtive, l'encourage Frédéric Dupuch dans une autre conversation exhumée par la justice. Les personnes qui t'ont coulée l'année dernière ne seront plus là…"
Frédéric Dupuch décide de rempiler pour le concours 2022, alors qu'il n'avait pas été reconduit dans ses fonctions de président du jury en 2021. De son côté, Faïza Abdelouahab se représente à l'examen, sans préciser à l'administration le lien intime entre elle et le président du jury. Les enquêteurs sont aujourd'hui persuadés que, pour favoriser sa protégée, le président Dupuch a fait en sorte d'écarter l'examinatrice qui avait mal noté sa maîtresse deux ans plus tôt. Une examinatrice surnommée "la dépressive" dans leurs échanges.
3Les soupçons : la candidate placée sur écoute... pour surveiller son frère
Mais, comme l'a révélé Le Parisien (article abonnés), tout bascule après une affaire criminelle, sans aucun lien apparent avec les examens. En octobre 2021, la sécurité urbaine de Lille est chargée d'élucider une tentative d'assassinat à coups de sabre, commise à Roubaix (Nord). Au cours de leurs investigations, les policiers s'intéressent à un suspect en fuite. Cet homme recherché est le frère de la commandante Faïza Abdelouahab. Ne parvenant pas à le localiser, le juge et les enquêteurs lillois décident de la placer sur écoute, espérant surprendre un appel entre les membres de la famille. C'est à cette occasion qu'ils tombent sur d'étranges SMS échangés entre Faïza Abdelouahab et Frédéric Dupuch. Entre diverses discussions amoureuses, il est clairement question, pour eux, d'une fraude au concours interne des commissaires de police. Mais il faudra du temps avant que le parquet de Paris et l'IGPN, la "police des polices", finissent par être alertés.
4La triche présumée : "Tu vas avoir 14 à chaque épreuve"
Les interceptions de SMS, de communications et d'e-mails donnent une idée précise de la fraude présumée et de sa chronologie. Le 14 décembre 2021, Faïza Abdelouahab obtient la liste, encore secrète, des candidats. Au fil des semaines, les deux amants commentent le caractère de chacun : "baratineur arriviste", "chamallow", "clown" ou encore "fainéante comme les Antillais". Frédéric Dupuch ose même se comparer aux candidats. "Je fais quelques kilos de moins et quelques années de plus que vous tous mais moi, nom de Dieu, je respire l'énergie quand on me voit !"
Le 5 janvier 2021 se tient la première épreuve : l'écrit. Les candidats planchent sur une dissertation sur le thème "Le commissaire de police et les discriminations". Interrogée plus tard par les enquêteurs, la vice-présidente du jury se souvient que Frédéric Dupuch s'était montré très insistant sur le choix de ce sujet. Et pour cause : il l'aurait évoqué en amont avec sa maîtresse, ce qu'ils finiront tous deux par reconnaître en garde à vue. Pourtant, au lendemain de l'épreuve, Faïza Abdelhouahab est très remontée contre son amant.
Le 6 janvier, elle appelle Frédéric Dupuch. "Furieuse", notent les enquêteurs qui écoutent l'échange. La dissertation, telle qu'elle aurait été préparée en amont par le couple, ne correspond pas tout à fait au corrigé type qui vient de lui être envoyé. Lui se défend : "Je fais le maximum pour que ça marche ! On a affaire à des gens qui ne savent pas corriger. Je redresse la barre. Ils vont m'avoir sur le dos. Tu vas avoir 14 à chaque épreuve." Deux jours plus tard, il s'emporte contre un "jury de tarés".
Quelques semaines plus tard, le président du jury aurait demandé à la candidate de lui transmettre par photo un exemplaire de son écriture pour identifier sa prose parmi les copies anonymes. Les témoignages recueillis depuis auprès de membres du jury laissent à penser aux enquêteurs que Frédéric Dupuch a fait modifier par une tierce personne le corrigé… pour qu'il corresponde point par point aux réponses de sa maîtresse !
5Premier revers : "Tu n'as pas été bonne mon amour"
Faïza Abdelouahab, qui aurait donc eu connaissance du sujet à l'avance, a réussi l'écrit. Mais elle a aussi été, selon toute vraisemblance, avantagée mathématiquement. En examinant les chiffres du concours 2022, les enquêteurs de l'IGPN remarquent en effet que le seuil d'admissibilité après les écrits est "historiquement faible", très inférieur à la moyenne des années précédentes. Et pour cause : Frédéric Dupuch a déjugé les correcteurs en rehaussant la moyenne minimale requise pour accéder à la suite des épreuves. Pour accroître les chances de sa maîtresse ? C'est ce que pensent les enquêteurs à propos de cette écoute d'une conversation entre le président du jury et la candidate : "Je pense qu'il faut que je descende à 32. (…) J'éliminerai quand même quatre connards de plus."
Quoi qu'il en soit, Faïza Abdelouahab est, à la mi-mars 2022, admise à la deuxième phase de l'examen : l'épreuve dite de "mise en situation collective", qui vise à évaluer la capacité d'un candidat à gérer en équipe une situation de crise. Cette épreuve se déroule le 11 mars à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Et là, c'est la douche froide. Faïza Abdelouahab obtient une note de 6/20. Frédéric Dupuch, qui a fait le déplacement depuis Paris, le lui écrit franchement dans un texto.
"Tu n'as pas été bonne mon amour, désordonnée, propos souvent creux, peu productive (…). Essaie de sauver les meubles en étant modeste." Et Frédéric Dupuch de faire jouer la calculette : "Il faut que j'affine le calcul, pour grignoter la dizaine qui sont au-dessus de toi. Je te l'ai promis et cela se fera. Tu seras reçue cette année."
Le président du jury anticipe déjà l'ultime épreuve, le grand oral, prévu en mai et qui s'annonce décisif : "On en rediscutera avec des questions où tout sera prêt d'avance. On va le répéter, je t'assure, on va le répéter, mais le répéter, le répéter, le répéter, le répéter, le répéter complètement." Mais, si l'on en croit ses textos en retour, Faïza Abdelouahab veut renoncer : "Stop, stop et stop. Laisse-moi tranquille STP."
6Dénouement : le concours est annulé
Le 10 mai, à la veille du grand oral de Faïza Abdelouahab, le juge parisien en charge du dossier et l'IGPN lancent l'opération d'interpellation. Les deux amants sont placés en garde à vue. En fin de matinée, les bureaux des deux suspects, à la Direction générale de la police nationale, sont fouillés et leurs domiciles, perquisitionnés. Frédéric Dupuch se trouve alors au centre d'examen de Lognes (Seine-et-Marne) pour superviser les épreuves. En voyant les trois hommes en costume sombre s'approcher, l'inspecteur général comprend que sa chute est proche. Sa carrière s'achève sur un scandale, à moins d'un an de la retraite.
Après avoir longuement nié, les deux amants, en présence de leur avocat respectif, finissent par reconnaître la quasi-totalité des faits reprochés. Tremblement de terre au sein de l'institution policière. Le concours est annulé, une nouvelle session convoquée en urgence pour le mois de juillet.
Face au magistrat, Frédéric Dupuch, qui se définit comme un bourreau de travail ayant dédié sa vie au service public, semble relativiser : "J'ai commis une faute, c'est vrai. Mais ce n'est vraiment qu'une parcelle regrettable, regrettée. Une petite parcelle". Selon lui, Faïza Abdelouahab était une excellente candidate : "Jamais je n'aurais agi ainsi pour une potiche stupide, aussi belle soit-elle."
Pour sa part, Faïza Abdelouahab affirme n'avoir "jamais sollicité M. Dupuch" pour obtenir des sujets : "C'est lui qui me les a donnés spontanément." En larmes, elle évoque une relation "sous l'emprise d'un supérieur hiérarchique", emprise dont elle n'arrivait pas, assure-t-elle, à se défaire.
7Epilogue : des pressions et des fuites ?
L'affaire judiciaire est loin d'être terminée. Les magistrats s'interrogent désormais sur l'attitude d'une partie de la hiérarchie policière lilloise, évoquant de possibles "pressions" sur les enquêteurs pour que les écoutes initiales ne soient pas portées à la connaissance de la justice. Sans compter d'hypothétiques fuites destinées à avertir Frédéric Dupuch d'une enquête le visant.
Sollicitée, l'avocate du haut-fonctionnaire, Agathe Niezabytowski, précise que des "irrégularités dans la procédure" ont conduit au dépôt d'une requête en nullité. "L'ensemble du dossier encourt donc une pure et simple annulation", estime la juriste.
En réponse aux questions de France Télévisions sur les quatre principales charges pesant sur son client – transmission des sujets à l'avance, mise à l'écart d'examinateurs, seuil très sélectif pour l'admissibilité, modification de corrigés –, elle parle de "lecture subjective et orientée du dossier", menaçant d'un dépôt de plainte ultérieur. De son côté, l'avocat de Faïza Abdelhouahab nous a répondu que sa cliente entendait réserver ses déclarations au juge d'instruction.