Procès de l'attentat de Strasbourg : les premières victimes témoignent de la "peur de mourir seul" et la perte de leur "insouciance"
Ce vendredi 8 mars 2024, les parties civiles ont commencé à témoigner au procès de l'attentat du marché de Noël de Strasbourg, qui avait fait cinq morts et onze blessés en 2018. Celles et ceux qui ont croisé la route du terroriste Chérif Chekatt se souviennent.
Les larmes coulent dans l'immense salle d'audience "Grands procès" du palais de justice de Paris, sur l'Ile de la Cité. Après les auditions de proches de Chérif Chekatt la veille, les victimes de l'attentat du 11 décembre 2018 racontent cette soirée au marché de Noël qui a bouleversé leurs existences.
Ils s'appellent Julien, Loïc, ou Jeanne. Avant le 11 décembre 2018, ils ne se connaissaient pas. Mais depuis cinq ans, ils partagent les mêmes souvenirs, les mêmes traumatismes. Julien est le premier à prendre la parole. Lunettes sur le nez, cheveux frisés, chemise grise, il s'exprime à voix basse, entrecoupe des morceaux de phrases, de longs silences et souffle longuement.
"Je voudrais témoigner aujourd'hui pour passer le cap. J'ai un suivi psychiatrique, je prends des médicaments et je voudrais arrêter pour reprendre une vie normale", entame-t-il avant de demander un verre d'eau.
Julien, aujourd'hui âgé de 28 ans, remercie Loïc et Françoise, des passants qui l'ont aidé ce soir-là. "Ils ont senti le devoir de m'aider alors qu'ils n'en avaient pas l'obligation. Sans eux, je serais mort", continue celui qui rentrait à vélo de l'université ce soir-là. Après l'avoir garé place du Marché-Neuf, il croise Chérif Chekatt, qui venait d'abattre deux personnes dans la rue des Orfèvres.
"Cet homme m'a interpellé, j'ai retiré mes écouteurs. Il me bloquait le passage et m'a demandé comment je m'appelais et si j'étais chrétien. J'avais des partiels donc pas beaucoup de temps. Par politesse, j'ai répondu 'rien du tout' pour écourter la discussion", continue-t-il les yeux embués.
De nombreuses entailles à l'intestin grêle
"Là, il y a eu des mouvements très rapides au niveau de mon abdomen. Je me suis éloigné et quand j'ai réalisé qu'il venait de me poignarder, j'ai eu très peur." Julien sera grièvement touché à plusieurs endroits au niveau de l'intestin grêle.
En se réfugiant dans la rue des Orfèvres, l'adrénaline s'en va. "J'ai très très mal et je m'écroule de douleur. Des civils sont là, prennent mon téléphone et me font les premiers soins pour éviter que je me vide de mon sang", se souvient-il.
L'un de ces civils s'appelle Loïc. Ancien pompier de Paris, il se trouvait dans le centre-ville de Strasbourg ce 11 décembre. "Quand j'ai entendu les coups de feu, je me suis dit que des gens auraient besoin d'aide. J'ai vu une première personne avec une balle dans la tête, une autre blessée au bras. Puis un jeune homme allongé avec ses viscères par terre, c'était Julien."
Très ému, il se souvient de l'ambiance de chaos qui régnait alors dans la rue des Orfèvres. "C'était l'horreur. Les gens criaient. Mais ce qui m'a le plus perturbé, ce sont les gens aux fenêtres qui faisaient des photos et qui ne sortaient pas. Les secours arrivaient très lentement et Julien perdait beaucoup de sang. On essayait tant bien que mal de le réveiller."
L'interminable attente des secours
Julien se souvient aussi du long moment d'attente avant que les secours n'interviennent. "J'ai été évacué trois quarts d'heure après le début de l'attaque. Pendant de longues minutes, il n'y avait que des civils. Le terroriste aurait pu revenir. On a partagé un sentiment d'abandon au fur et à mesure qu'on attendait les secours."
"J'ai eu peur qu'ils m'abandonnent, j'ai eu peur de mourir dans le froid, seul, de ne pas pouvoir parler à mon frère, à mes parents. J'ai cru que c'étaient mes dernières pensées", continue Julien.
Loïc, lui aussi très ému, se souvient avoir hurlé aux fenêtres pour qu'on lui envoie des couvertures. "Il a fallu du temps pour les avoir, alors je lui ai donné mon manteau. On a eu une connexion très forte avec Julien, ça l'a maintenu éveillé."
Opéré en urgence, Julien s'en sortira, mais le traumatisme est toujours là. "J'ai une reconnaissance infinie envers toutes les personnes qui m'ont sauvé la vie ce soir-là", conclut Julien qui retourne s'asseoir dans la salle d'audience. Après son témoignage, Loïc se diriger vers lui et l'enlace.
Jeanne avait 19 ans le jour de l'attaque. "Le 11 décembre a marqué pour moi le début d'un nouveau chapitre de ma vie. J'ai vu une première personne se faire exécuter d'une balle dans la tête. Puis un deuxième homme, qui n'a pas eu le temps de s'enfuir, s'est fait exécuter de la même manière", se souvient celle qui sortait de la fromagerie familiale de la rue des Orfèvres.
Sauvée par une collègue qui l'a aidé à se réfugier, Jeanne a été touchée au bras. "Ce jour-là, j'ai perdu mon insouciance, ma naïveté et mon optimisme. Cet homme, à qui je n'ai jamais fait de mal, a pris la décision de bouleverser ma vie et d'enlever celles d'innocents."
Depuis, Jeanne est sujette à des crises de panique, des cauchemars, à de l'hypersensibilité. "Depuis l'attaque, je ne rentre plus dans une pièce sans analyser un point de sortie", continue-t-elle, ajoutant que le "harcèlement perpétué par la presse dans les jours et les semaines qui ont suivi" lui ont donné l'impression de porter une étiquette de "victime" depuis.
"Je ne comprends pas qu'on puisse aider quelqu'un à lui fournir une arme et ne pas savoir qu'il allait l'utiliser", conclut-elle avant de rejoindre sa famille et de prendre sa mère dans les bras. Le début de quatre jours d'auditions de victimes, directes ou indirectes, des dix minutes d'horreur que Chérif Chekatt a répandu dans le centre-ville de Strasbourg il y a plus de cinq ans.