Présidentielle 2022 : pourquoi les derniers chiffres de la délinquance ne permettent pas de juger le bilan du quinquennat Macron
Depuis leur parution, fin janvier, ces données du ministère de l'Intérieur sont analysées à l'envi au sein de la classe politique. Pourtant, ils ne permettent pas réellement d'évaluer la politique sécuritaire du gouvernement.
Ils échauffent les esprits. En pleine campagne présidentielle, les chiffres de la délinquance publiés fin janvier donnent lieu à des passes d'armes régulières entre la majorité et l'opposition. Ils ont même valu au ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, un dérapage jugé "sexiste" avec la journaliste Apolline de Malherbe, qui lui demandait sur BFMTV si le gouvernement ne s'était pas "réveillé un peu tard" sur les enjeux de sécurité.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? Ces chiffres ont été publiés par le service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) le 27 janvier. Ils portent sur l'année 2021 mais le rapport de 19 pages mis en ligne sur le site du ministère permet de visualiser les variations depuis 2017 voire au-delà. Plusieurs indicateurs sont pris en compte, divisés en deux grandes catégories, les atteintes aux personnes (homicides, coups et blessures...) et les atteintes aux biens (vols, cambriolages...).
En présentant ces chiffres, le gouvernement s'est félicité de la "baisse historique des atteintes aux biens entre 2017 et 2021", citant notamment la diminution de 25% des cambriolages. Et il a interprété la hausse des atteintes aux personnes, plus particulièrement des violences faites aux femmes (violences intrafamiliales, violences sexuelles) comme la conséquence logique de la libération de la parole après le mouvement #MeToo et de la politique gouvernementale mise en place pour favoriser le recueil des plaintes. A droite et à l'extrême droite, on pointe au contraire une montée de la violence durant le quinquennat.
Des statistiques imparfaites
"Les chiffres de la délinquance ne sont pas un bilan du gouvernement", oppose le sociologue Sébastian Roché, spécialiste des questions de criminologie et de sécurité, auteur de La Nation inachevée : les jeunes face à la police et à l'école (éd. Grasset). "C'est la même pièce de théâtre sans cesse rejouée, qui a du succès", ironise-t-il. Le chercheur rappelle qu'il n'existe pas en France de réel bilan de l'action policière, comme cela se fait au Canada, aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni : "Les gouvernements successifs ne mesurent pas les effets de leurs actions sur la délinquance, via des études expérimentales, des modélisations."
Les chiffres qui viennent d'être publiés doivent en effet être considérés avec prudence à plus d'un titre. Premièrement, ils sont provisoires. Une version consolidée sera publiée en juin, après l'élection présidentielle. Il est donc délicat de comparer les données des années précédentes avec celles de 2021, amenées à évoluer à la hausse ou à la baisse. Deuxièmement, la délinquance est généralement mesurée via deux sources différentes.
La première provient des services de police et de gendarmerie : il s'agit principalement des infractions constatées à la suite de plaintes ou d'enquêtes d'initiative des forces de l'ordre. La seconde émane de l'enquête de victimation "Cadre de vie et sécurité" (CVS), réalisée par l'Insee en partenariat avec l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et le SSMSI. Problème : la dernière enquête disponible date de 2019 et porte sur les chiffres de 2018. L'ONDRP a en effet été supprimé depuis et l'enquête CVS interrompue le temps d'une réforme de cet instrument et de la pandémie de Covid-19.
On observe donc un décalage chronologique entre ces deux sources. Or, les enquêtes de victimation, menées auprès d'un échantillon représentatif de la population, sont essentielles pour compléter les données policières. Car ces dernières ne prennent pas en compte les victimes qui ne portent pas plainte. "On compare des choux et des carottes", observe Frédéric Péchenard, ancien directeur général de la police nationale sous Nicolas Sarkozy et vice-président LR du conseil régional d'Ile-de-France. "Certains préfèrent casser le thermomètre plutôt que de donner de vrais chiffres."
Des chiffres liés à #MeToo ?
Si l'on regarde de plus près, que montrent les statistiques ? Du côté des atteintes aux personnes, les violences faites aux femmes font en effet un bond en 2021. Elles sont les premières victimes des violences intrafamiliales, qui augmentent de 14% (comme en 2019) et des violences sexuelles, qui croissent de 33% (contre 12% en 2019). Pour Océane Perona, sociologue spécialisée dans ces violences, ces chiffres peuvent refléter "la plus grande médiatisation de ces affaires et la libération de la parole et de l'écoute" ainsi que "le recul des délais de prescription" dans la législation, encourageant les personnes à porter plainte plus tardivement.
Mais pour la spécialiste, "le lien entre ces chiffres et l'action de la majorité est difficile à faire", même si une "transformation des pratiques policières, avec des plaintes plus fréquemment enregistrées", est à l'œuvre.
Le nombre de faits constatés en 2021 en matière de violences sexuelles (via des plaintes, majoritairement) est de l'ordre de 21 000. Dans la dernière grande enquête de victimation, le nombre de femmes victimes de ce type de violences, en dehors ou au sein du ménage, s'élève à 155 000 en moyenne chaque année. La proportion de celles qui poussent la porte d'un commissariat reste donc assez faible, de l'ordre de 13%. De quoi fragiliser l'assertion de Gérald Darmanin sur France Inter fin janvier : "Les femmes qui sont psychologiquement ou physiquement atteintes par leur compagnon déposent plainte systématiquement."
Qu'est-il de la hausse du reste des violences ? Entre 2017 et 2021, les coups et blessures volontaires, hors violences intrafamiliales, augmentent de 12%. Jean-Michel Fauvergue, député LREM qui conseille Emmanuel Macron sur la sécurité pendant la campagne, veut y voir l'augmentation des violences contre les personnes dépositaires de l'autorité publique, policiers, gendarmes, élus… et même plus récemment contre le personnel hospitalier. Depuis les mobilisations contre la loi Travail en passant par celle des "gilets jaunes" et des opposants à la vaccination, "on est le seul pays en Europe où il y a eu autant de manifestations, avec des passages à l'acte et une violence immédiate, amplifiés par les réseaux sociaux", avance l'élu.
Des facteurs extérieurs en jeu
Si le constat est partagé par les syndicats de police, ces chiffres sont l'occasion de tirer la couverture à eux sur des revendications anciennes. Pour Thierry Clair, secrétaire général d'Unsa, la réponse pénale aux violences contre les forces de l'ordre, dont "la légitimité" et "le statut social" ont régressé, n'est pas à la hauteur. Ces derniers, dont la charge de travail est alourdie par une judiciarisation de plus en plus importante, qui se traduit par une augmentation des plaintes, sont considérés "comme de simples citoyens" alors qu'ils sont censés "faire appliquer la loi".
L'ancien flic Frédéric Péchenard appuie : "La non application ou mauvaise application" des décisions de justice et "l'aménagement systématique des peines" [pour les peines inférieures à six mois] afin d'éviter l'incarcération renforcent "le sentiment d'impunité". Et de citer la hausse des homicides, un indicateur qui ne contient pas de "chiffre noir". Celui-ci augmente de 12% en cinq ans, passant de 917 à 1 026. Reste que le chiffre de 2021 n'est pas consolidé et que, rapporté à la croissance de la population française, le taux d'homicide par habitants se maintient autant de 1,50 pour 100 000.
Cette évolution continue, qui "ne dépend pas des politiques pénales" mais de la "transformation des modes de vie et des sensibilités", connaît des décrochages lors de "chocs", comme les attentats de 2015 et la pandémie de Covid-19, précise Sébastian Roché. Mais là encore, c'est davantage la réponse socio-économique que policière qui permet de juguler ou non le phénomène. Ainsi, un moindre amortissement des conséquences économiques et sociales de la pandémie aux Etats-Unis a potentiellement participé à une explosion de 30% du nombre d'homicides outre-Atlantique en 2020, comme l'analyse le centre de recherches américain Pew Research Center (en anglais). Pour Sébastian Roché, la politique du "quoi qu'il en coûte" dans l'Hexagone a pu agir indirectement comme une politique de sécurité, limitant la hausse des passages à l'acte.
Concernant les atteintes aux biens, enfin, des facteurs extérieurs ont eux aussi agi sur les chiffres dont se félicite la majorité. Les cambriolages, qui avaient logiquement chuté en 2020 avec les confinements, ont poursuivi leur décrue en 2021 avec les couvre-feu et l'augmentation du télétravail. Quant aux vols commis sur des véhicules, ils diminuent progressivement dans le monde entier avec l'évolution des technologies des fabricants.
Finalement, l'une des seules données qui met tout le monde d'accord est l'augmentation des escroqueries en ligne (+15% de faits constatés entre 2017 et 2021). Sur cette délinquance d'opportunité, liée à l'essor d'internet, "on ne peut pas engager la responsabilité de la majorité", fait valoir Jean-Michel Fauvergue. Un chiffre qui, comme les autres, nous en apprend finalement assez peu sur la responsabilité du gouvernement dans ce tableau en demi-teinte de la délinquance.