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Économie et marchés

Le port de Colombo, nouveau terrain de jeu d'influence entre Pékin et Washington

BRAS DE FER au sri lanka Les États-Unis ont annoncé, mercredi, un investissement de 553 millions de dollars pour agrandir le port de Colombo au Sri Lanka. De quoi mettre un terme à l’image de chasse gardée chinoise de ce port sri lankais ? Sans aucun doute, un nouveau front pour la lutte d'influence à laquelle se livrent les deux grandes puissances en Asie du Sud. Le port de Colombo est devenu un lieu de lutte d'influence entre la Chine, l'Inde et dorénavant aussi les États-Unis, qui ont annoncé, le 8 novembre, une investissement de 553 millions de dollars. C’est l’histoire d’un port à deux, voire trois têtes. Les États-Unis ont annoncé, mercredi 8 novembre,leur intention d’investir 553 millions de dollars pour la construction d’un nouveau terminal portuaire au Sri Lanka… à quelques centaines de mètres seulement de la partie du port de Colombo gérée par la Chine. “C’est à ce jour l’annonce la plus importante d’investissements américains dans des infrastructures en Asie du Sud pour y contrer l’influence chinoise des 'nouvelles routes de la soie'”, souligne Shantanu Roy-Chaudhury, spécialiste des relations chinoises avec les pays d’Asie du Sud au sein de l’Institut des études chinoises de New Delhi.  La version américaine des "nouvelles routes de la soie" Le plan américain consiste à agrandir considérablement l’un des terminaux afin de lui permettre d’accueillir les cargos les plus imposants. “Nous voulons transformer Colombo en un hub logistique de classe mondiale, situé à l'intersection des principales routes maritimes et des marchés émergents”, a affirmé Scott Nathan, le responsable de l’International Development Finance Corp (DFC), un fonds américain destiné aux investissements à l’étranger qui pilote le projet. Ce n’est pas un hasard si Washington a dégainé l’arme de la DFC pour financer ce terminal. Cet outil avait été lancé par les États-Unis en 2019 pour soutenir des projets d’infrastructures dans des pays en voie de développement. Un objectif qui n’est pas sans rappeler le grand dessein du président chinois, Xi Jinping, avec ses "nouvelles routes de la soie" ? Pas étonnant puisque la DFC “a été pensée comme une réponse à ce programme massif chinois d’investissement à l’étranger”, souligne l’agence de presse américaine Associated Press. Cette arme anti-routes de la soie s’était fait très discrète jusqu’à présent. L’investissement à venir dans le port de Colombo démontre “que l’ambition américaine avec la DFC gagne en substance”, souligne Maria-Adele Carrai, spécialiste de la politique internationale de la Chine à l’université NYU Shanghai. Le choix du Sri Lanka comme premier grand champ de bataille pour “affronter frontalement Pékin et ses "nouvelles routes de la soie"” apparaît judicieux à plus d’un titre, d’après Shantanu Roy-Chaudhury. D’abord parce que l’épopée chinoise au Sri Lanka a laissé un arrière-goût des plus mitigés. Pékin a fortement investi dans les infrastructures portuaires du pays. “Les Chinois sont les actionnaires majoritaires du principal terminal du port de Colombo et ils ont prêté l’argent nécessaire pour construire un autre port à Hambantota [dans le sud du pays, NDLR]”, rappelle Umesh Moramudali, économiste à l’université de Colombo et à celle de Warwick. Mais ces projets n’ont pas forcément pris la tournure imaginée par les autorités sri lankaises. Lourdement endetté - en partie à cause des prêts consentis par la Chine -, le Sri Lanka s’est résolu, en 2017, à remettre les clefs du port de Hambantota à la Chine pour 99 ans… ce qui a été perçu par une partie de l’opinion sri lankaise comme un abandon de souveraineté. Quant au principal terminal du port de Colombo “il n’a pas permis au pays de gagner autant d’argent qu’il l’espérait”, souligne Zeno Leoni, spécialiste de la Chine à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona. Formidable opération de com' américaine Même si les experts interrogés par France 24 soulignent tous que tout n’est pas de la faute de la Chine, il n’empêche que dans l’imaginaire collectif, le Sri Lanka est ainsi devenu le cas d’école d’un État prisonnier de la dette chinoise. “Si les États-Unis réussissent leur pari avec ce nouveau terminal, ce sera une formidable opération de com’ pour Washington”, assure Maria-Adele Carrai. Il y aura d’un côté du port de Colombo un terminal “made in USA” flambant neuf et rentable qui fera face à celui géré par la Chine et qui n’a - pas encore - satisfait aux attentes. “C’est un signal fort pour tous les autres pays en développement indiquant que les États-Unis sont enfin prêts à fournir une alternative aux financements chinois”, estime Shantanu Roy-Chaudhury. Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner, dans leur annonce, qu’ils faisaient les choses différemment, par rapport à leur rival asiatique. Cet investissement est censé “apporter la prospérité au Sri Lanka sans alourdir la dette du pays”, assure la DFC. En effet, Washington ne va pas prêter à l’État, mais directement à un acteur privé - le groupe indien Adani - qui gère déjà une partie du port de Colombo. Washington a aussi montré un bon sens du timing. Le Sri Lanka sort à peine la tête de l’eau d’une des pires crises économiques de son histoire après avoir fait faillite en mai 2022 et il a un besoin urgent de trouver des rentrées d’argent supplémentaires. “Cet investissement est très important pour le pays car le port est l’une de ses principales sources de revenus. Mais il commençait à tourner à plein régime et l’extension des capacités d’accueil de ce terminal va permettre d’augmenter l’argent généré par ses activités”, note Umesh Moramudali. Les États-Unis n’empiètent pas non plus seuls sur les plates-bandes chinoises au Sri Lanka. “C’est le premier cas en Asie du Sud d’une initiative commune entre les États-Unis et l’Inde [à travers le groupe Adani, NDLR] pour contrer l’influence chinoise”, souligne Shantanu Roy-Chaudhury. États-Unis et Inde contre Chine À ce titre, cette histoire du port à trois têtes - Chine, Inde et États-Unis - illustre aussi très concrètement la volonté affichée du “président américain, Joe Biden, de travailler davantage avec ses partenaires et alliés en Asie pour mieux contenir la Chine”, ajoute Shantanu Roy-Chaudhury. Mais ce n’est pas sans risques. En effet, le Sri Lanka s’est toujours méfié de son puissant voisin indien. “Le pays a vu avec la Chine un moyen de contrebalancer l’influence que l’Inde cherche à exercer au Sri Lanka”, précise Shantanu Roy-Chaudhury. De ce fait, les autorités locales “auraient probablement préféré que Washington s’allie avec quelqu’un d’autre qu’Adani”, confirme Maria-Adele Carrai. Cet investissement américain ne va pas non plus suffire à bouter les Chinois hors de Colombo. Il en faudra davantage car “la Chine est bien mieux intégrée économiquement et politiquement dans le pays que les États-Unis et Pékin a aussi livré du matériel à l’armée sri lankaise”, estime Shantanu Roy-Chaudhury. En revanche, “c’est une manière de signaler que la concurrence est là” et que la Chine ne peut plus faire ce qu’elle veut, constate Maria-Adele Carrai. L’irruption des États-Unis sur la scène sri lankaise peut notamment “servir à dissuader Pékin d’utiliser le port de Colombo comme une base arrière pour espionner l’Inde”, estime Zeno Leoni. New Delhi s’était déjà plaint, en août 2022 lorsque le Sri Lanka avait accepté qu’un navire chinois, soupçonné d’être équipé de matériel permettant d’espionner l’Inde à distance, puisse amarrer à Colombo. Rebelotte en octobre 2023. Mais cette fois-ci, les États-Unis s’étaient joints à l’Inde pour accuser la Chine d’envoyer des navires espions au Sri Lanka.  Pour 553 millions de dollars, Washington s’achète peut-être avant tout un siège aux premières loges pour surveiller les allées et venues de son rival chinois.

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