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Le blues des médecins étrangers en France : "Pourquoi on ne me juge pas sur mon expérience ici ?"

reportage La situation de plusieurs milliers de médecins étrangers venus prêter main forte dans les services hospitaliers français se complique depuis la fin d’un régime dérogatoire accordé durant la période du Covid-19. Près de 1 900 ont perdu le droit d’exercer, un manque criant pour les hôpitaux. Certains d'entre eux ont accepté de témoigner. Accompagnés par des syndicats, les praticiens diplômés en dehors de l'Union européenne ont manifesté le 15 février devant le ministère de la Santé à Paris. Pour Karima*, 39 ans, la dernière visite à la préfecture a viré au cauchemar. Son titre de séjour n’a pas été prolongé. "Je n’ai qu’un récépissé", se désole-t-elle. Pourtant, cette chirurgienne orthopédique pédiatrique exerce depuis deux ans dans un hôpital de banlieue parisienne, y compris aux urgences où elle effectue au moins quatre nuits de garde par mois. "Mes collègues de chirurgie générale m’ont demandé de venir en renfort pour les soulager un peu", explique la praticienne originaire du Maghreb*. "Je ne vais pas les laisser tomber", dit-elle sans savoir combien de temps encore elle pourra exercer. L’hôpital a accepté de la faire travailler, mais Karima redoute l’échéance de son contrat, renouvelé tous les six mois. Elle fait partie des quelque 4 000 praticiens diplômés en dehors de l'Union européenne (appelés Padhue), qui exercent dans les hôpitaux français depuis des années sous divers statuts précaires, comme celui de "faisant fonction d’interne" (FFI). "Les tâches que j'occupe sont des tâches de responsabilité, des tâches de praticien, même si je suis considérée comme une interne avec un contrat à 1 400 euros net à renouveler tous les six mois. Si la préfecture a refusé de prolonger mon titre de séjour c’est à cause de ces ruptures de contrats" regrette la médecin, qui jongle en permanence avec l’administration pour tenter de stabiliser sa situation. "Cette fois, la préfecture me demande une autorisation de travail fournie par l’Agence régionale de santé (ARS), qui ne veut plus la donner parce que la loi a changé".  En cause, l'expiration au 31 décembre d'un régime dérogatoire qui permettait aux établissements d'embaucher des Padhue sous divers statuts précaires, rendant désormais impossible leur maintien en poste. Depuis le 1er janvier 2024, ces médecins doivent réussir un concours très sélectif appelé "épreuves de vérification des connaissances" (EVC), pour pouvoir être réintégrés. Mais les places sont chères : 2 700 postes pour plus de 8 000 candidats en 2023, dont une partie tente sa chance depuis l’étranger. Résultat, une majorité des Padhue s’est retrouvée sur le carreau cette année. Après une levée de boucliers des syndicats, l'exécutif a finalement promis de "régulariser nombre de médecins étrangers", et décidé de prolonger d'un an leurs autorisations temporaires de travail, jusqu'à ce qu'ils passent la session 2024 des EVC. "Je ne comprends pas pourquoi on ne me juge pas sur mon expérience ici" Mais pour Karima, diplômée en chirurgie générale, le problème est loin d’être réglé. Elle a bien tenté de passer l’EVC de chirurgie orthopédique pédiatrique en 2023, sauf que son dossier a été refusé. "On me dit que je n’ai pas le bon diplôme, qu’il me faut celui d’orthopédie pédiatrique, mais il n’existe pas ce diplôme dans mon pays ! Je ne comprends pas pourquoi on ne me juge pas sur mon expérience ici. J’opère seule, je consulte, j’ai mes propres patients", affirme la praticienne. Lorsqu’elle est arrivée en France en 2020, elle n’avait pas prévu de s’installer de ce côté de la Méditerranée. "J’avais obtenu un détachement du travail pour venir effectuer un perfectionnement en chirurgie orthopédique en France, parce que j’avais constaté des lacunes dans le service où je travaillais au Maghreb", explique-t-elle. Mais après presque deux années à un poste de stagiaire associée dans un CHU de Nice, Karima s’est retrouvée coincée dans l’Hexagone à cause de la pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières avec son pays. Elle a perdu son poste au Maghreb. À Nice, elle se souvient de cette période où elle a lutté sur le front du Covid-19, aux côtés des soignants français, en prêtant main forte en réanimation. "On a sauvé des vies. Et on continuera à le faire. C’est notre travail. Parfois aux urgences, je me retrouve dans une situation où il faut réagir dans la fraction de seconde, faire les bons gestes, prendre la bonne décision pour sauver quelqu’un". "Il m’arrive régulièrement de faire mes valises" Rentrer au Maghreb ? La chirurgienne y songe parfois : "Je me pose la question, je me demande si je peux tenir encore dans cette situation. Mais j’exerce un travail que j’aime beaucoup, surtout auprès des enfants. Je suis attachée à mes patients. Quand je vois dans leurs yeux qu’ils sont satisfaits, je me sens utile". Pourtant, l’idée de partir fait son chemin à défaut de pouvoir se projeter, au quotidien. "Il m’arrive régulièrement de faire mes valises. J’hésite même à commander de nouveaux meubles". Alors ses proches lui soufflent de postuler en Allemagne. "Des collègues sont partis là-bas. Ils ont été acceptés sur dossier et ont pris des cours de langue allemande", raconte-t-elle. Dans un contexte de surcharge de son système de santé, la France, qui a pourtant un besoin criant de renforts, risque de voir ces milliers de médecins lui préférer d’autres États européens. Le Dr Aristide Yayi, originaire du Burkina Faso et diplômé en médecine légale à Dakar, au Sénégal, exerce, lui, depuis trois ans en médecine polyvalente dans l’Ephad de l’hôpital de Commercy dans la Meuse. Un secteur qui manque cruellement de médecins. "Mon contrat court jusqu’en juillet 2024. Après je ne connais pas la suite", regrette le jeune médecin, car il souhaite développer un service de prise en charge de la douleur pour les personnes âgées de l’Ephad. Un projet qui pourrait ne jamais voir le jour si sa situation n’est pas régularisée. "J’enchaîne les formations et les contrats de six mois en tant que ‘faisant fi d’interne’. C’est toujours de l’incertitude et de la précarité. J’ai le sentiment qu’on me considère comme un sous-médecin", estime-t-il. Des services hospitaliers menacés sans ses médecins étrangers Plusieurs chefs de service, notamment en Île-de-France, ont prévenu qu’ils seraient "contraints de fermer" leur service sans la présence de ces Padhue. Lors de sa conférence de presse du 16 janvier, le président français, Emmanuel Macron, a admis que la France avait besoin de ces praticiens, affirmant vouloir "régulariser nombre de médecins étrangers, qui tiennent notre système à bout de bras". Une promesse rappelée par le Premier ministre, Gabriel Attal, dans son discours de politique générale fin janvier.    Un discours qui doit être suivi de faits, exigent désormais les syndicats. Reçus jeudi par le ministère de la Santé, ils ont salué la publication, la veille, du décret prolongeant les autorisations temporaires de travail pour les médecins étrangers qui s’engagent à passer la session 2024 des EVC. "Un premier pas" qui "ne fait que reporter le problème d'un an", dénonce Olivier Varnet, secrétaire général du Syndicat national des médecins hospitaliers FO. En attendant, les médecins étrangers trinquent. Ils sont près de 1 900 à ne pas pouvoir exercer en ce moment. "Mon ancien service cherche désespérément quelqu’un pour me remplacer. Ils sont vraiment dans la galère. Moi j'étais responsable de deux unités avec vingt patients chacune. On marche sur la tête…", s’indigne Mostapha, qui exerçait dans un service de soins de suite et de réadaptation en Normandie. Son contrat de "praticien attaché associé" a été suspendu le 1er janvier, puisqu’il n’a pas été admis aux épreuves de vérification de connaissances. "L’hôpital a voulu me retenir mais l’ARS n’a pas accordé l’autorisation", raconte le quadragénaire. "Des candidats ont été recalés avec plus de 15 de moyenne" Diplômé de la faculté d'Alger en médecine physique et réadaptation, il a suivi sa femme, de nationalité française, en France il y a trois ans. "Je n’ai pas de problème de papiers j’ai une carte de résident de 10 ans", poursuit-il. Mostapha espère que son cas sera examiné de plus près, et que la nouvelle circulaire lui permettra de retrouver son poste. Mais la validation de son parcours par l’EVC, il n’y croit plus trop : "Je compte bien le repasser puisque pour le moment il n'y a pas de solution, quoique les chances de l'avoir soient de plus en plus réduites à cause du nombre de postes. C'est pire que sélectif". De nombreux syndicats, comme le collectif médecins de la CGT, estiment que cet examen s’apparente à un numerus clausus plutôt qu’à une "épreuve de vérification des connaissances". "Des candidats ont été recalés avec plus de 15 de moyenne", dénonce Laurent Laporte, secrétaire général de l'Union fédérale des médecins, ingénieurs, cadres et techniciens de la CGT. "Trop académique", "aléatoire", "opaque" et "discriminant pour des médecins qui bossent soixante heures par semaine", accusent encore les syndicats, à qui le ministère de la Santé a promis, le 15 février, une "reformulation de l’EVC" avec des modalités plus adaptées à la réalité. *Cette personne souhaite garder l’anonymat

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