"La psychiatrie française s’est en partie étiolée depuis 30 ans sous l’influence américaine"
Un patient déambulant dans un couloir de l'hôpital psychiatrique du Clos Benard à Aubervilliers, au nord de Paris, le 12 février 2020.
Au lendemain des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie en France, les professionnels du secteur jettent un regard sans complaisance sur leur spécialité, passée de "pionnière et innovante" à moribonde. L’hégémonie américaine explique en partie ce déclin français.
"L’état des lieux de la psychiatrie française est catastrophique", lâche sans ambages Marie-José Durieux, pédopsychiatre dans un hôpital de la région parisienne, contactée par France 24. Un diagnostic sévère partagé par l’ensemble des professionnels d’un secteur en grande souffrance, au lendemain des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie qui se sont tenues les 27 et 28 septembre. "Il y a encore trente ans, la psychiatrie était pratiquée avec beaucoup d’intérêt et d’exaltation", se souvient la thérapeute. "On associait la psychiatrie aux sciences imaginatives comme la philosophie, la psychanalyse, la sociologie, la littérature, et l’on progressait. À la fin du XXe siècle, les médicaments ont débarqué dans ce secteur. Ils ont apporté des progrès indéniables, mais les médicaments à eux seuls ne suffisent pas à résoudre les problèmes existentiels. Puis dans les années 1980, les protocoles américains se sont immiscés en France. La psychiatrie française, de renommée mondiale, pionnière et innovante, s’est alors peu à peu étiolée sous l’influence de la psychiatrie américaine."
Au cœur de la tourmente franco-américaine, le DSM, (abréviation de l'anglais : "Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders"). Ce manuel, qui répertorie les troubles mentaux, les diagnostics et les statistiques, élaboré par les Américains s’est invité dans la psychiatrie française dans les années 1980. "Au fil du temps, les normes que ce manuel véhicule ont fini par prévaloir dans le champ de la psychiatrie française."
L'ouvrage de référence, utilisé aux États-Unis par des cliniciens, des chercheurs, des compagnies d'assurances, des entreprises pharmaceutiques et les pouvoirs publics, est régulièrement actualisé en fonction des données collectées. Mais à l’occasion de sa dernière mise à jour en 2013, le document a suscité une grande défiance des praticiens français. Une majorité d'entre eux redoutent, en effet, que la classification américaine prive la psychiatrie de sa subjectivité. Ils craignent aussi qu’elle conduise à consommer toujours plus de médicaments et qu’elle formate la pensée des jeunes psychiatres. "L’être humain naît avec une quête de sens qui ne peut être étanchée par une injection de neuroleptiques ou quelques comprimés antidépresseurs", abonde la praticienne hospitalière.
Des professions vieillissantes, désertées par les jeunes
La faute aux Américains donc ? Pas seulement. Les autorités françaises sont tout aussi responsables des maux de la psychiatrie en France. "Il y plusieurs décennies, on a fait sortir les patients atteints de troubles mentaux des chambres d’hôpitaux, c’était une excellente chose car ils n’ont pas tous à y être. Les plateaux techniques psychiatriques ont peu à peu disparus des hôpitaux, mais ils n’ont pas été remplacés par des services ambulatoires et des suivis en ville", regrette Marie-José Durieux.
De leur côté, les pouvoirs publics ont sans cesse diminué les finances de ce secteur de la médecine. Conséquences, la réduction des moyens a entraîné une baisse des salaires, donc celle des vocations aussi. Au dernier choix des internes, 71 postes sont restés vacants dans toute la France sans trouver preneur. La responsabilité de la pauvreté de la psychiatrie française revient enfin aux professionnels du secteur eux-mêmes, qui n’ont pas su innover et ont manqué de dynamisme. Il faut dire que "les psychiatres ont une moyenne d’âge assez élevée, beaucoup sont en train de partir à la retraite. En 40 ans, la profession a perdu 40 % de ses effectifs", relève la pédopsychiatre.
Des failles qui laissent un goût amer sur le terrain. Il faut en moyenne un an d’attente dans beaucoup de centres médico-psychologiques pour avoir un premier rendez-vous. Une tendance accrue dans les régions sous-dotées, notamment dans les zones rurales ou dans les départements densément peuplés comme la Seine-Saint-Denis. Paradoxalement, la demande explose. Selon les derniers résultats de l'enquête CoviPrev publiés le 17 septembre, 15 % des Français montrent des signes d'un état dépressif(+ 5 points par rapport au niveau hors épidémie), 23 % des signes d'un état anxieux (+ 0 points) et 10 % ont eu des pensées suicidaires au cours de l'année (+5 points). Et de manière générale, les Français se tournent de plus en plus vers les psychologues et psychiatres pour venir à bout de leur mal-être, "c’est une excellente chose, mais ils faut mettre sérieusement les moyens", assure la psychologue.
La fin du tunnel ?
C’est précisément ce que le gouvernement tente de faire. À l’issue des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie, Emmanuel Macron a annoncé, mardi, un certain nombre de mesures : remboursement de consultations de psychologues, création de 800 postes dans les centres médico-psychologiques, soutien à la recherche. Des mesures qui peinent à convaincre certains syndicats. "C'est absolument scandaleux ce qu'on vient d'entendre, ça marque un mépris profond de notre profession et de la population", a tempêté Patrick Ange Raoult, secrétaire général du Syndicat national des psychologues (SNP) auprès de l’AFP, vent debout notamment contre le passage obligatoire par un généraliste pour bénéficier de ce forfait. "On voudrait être associés, on ne l'est pas, ils décident de tout sans nous, avec des médecins", a plaidé pour sa part Christine Manuel, du SNP.
Dans un communiqué, la Fédération hospitalière de France (FHF) se montre plus enthousiaste. Elle se réjouit globalement des annonces, y voyant la confirmation d'une réforme "indispensable pour mettre fin au sous-financement historique" de la psychiatrie publique. "Ces annonces vont dans le bon sens", conclut Marie-José Durieux, "mais Emmanuel Macron ne pourra pas, à lui seul, relever tout ce secteur à la peine. Il faut aussi que tous les professionnels réenchantent la psychiatrie et lui apportent un nouveau souffle pour que la France rayonne à nouveau dans ce domaine et que les avancées profitent à toute la Nation."