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Économie et marchés

La montée en puissance de l'Irak dans la stratégie de Pékin au Moyen-Orient

En 2019, Adel Abdel-Mehdi, alors Premier ministre irakien, avait émis le vœu de rejoindre officiellement les "Nouvelles routes de la soie" chinoises, lors d'un déplacement à Pékin, où il avait rencontré son homologue chinois, Li Keqiang. La Chine a investi plus de 10 milliards de dollars en Irak en 2021. Aucun autre pays situé sur les “nouvelles routes de la soie”, ce vaste programme d’infrastructure hors de la Chine, n'a bénéficié d'un tel montant cette année-là, selon une étude chinoise publiée mercredi. Des chiffres à manier avec précaution, mais qui illustrent l’intérêt grandissant de Pékin pour le monde arabe et le Moyen-Orient. Pékin n’a pas lésiné sur les dépenses en Irak en 2021. La Chine y a conclu pour plus de 10 milliards de dollars de contrats de construction, ce qui fait du pays le principal bénéficiaire des nouveaux investissements chinois au titre des “routes de la soie” dans le monde l’an dernier, d’après une analyse du Green Finance and Development Center de l’université de Fudan à Shanghaï, publiée mercredi 2 février. L’Irak a reçu davantage que la Serbie et l’Indonésie, arrivées respectivement en deuxième et troisième position des pays où la Chine a mis le plus d’argent sur la table pour construire des infrastructures en 2021. Des fonds qui serviront essentiellement à reconstruire les infrastructures pétrolières, comme une grande centrale à fioul à Kerbala. Mais Pékin participe aussi à la réhabilitation de l’aéroport de Nassiriya (dans le sud du pays), et à la construction de 1 000 écoles. Des chiffres à prendre "avec des pincettes" “Nous avons été surpris car nous pensions que les investissements dans les infrastructures en Asie du Sud-Est seraient le principal moteur des ‘nouvelles routes de la soie’ en 2021, alors qu’en fait la Chine a davantage misé sur l’Irak et, plus largement, les pays arabes et du Moyen-Orient”, a reconnu Christoph Nedopil Wang, directeur du Green Finance and Development Center, interrogé par le Financial Times. Mais, ces chiffres doivent être “pris avec des pincettes”, rappelle Camille Lons, spécialiste de la géopolitique des pays de la péninsule arabique à l’Institut international d'études stratégiques (IISS), contactée par France 24. “Il existe une multitude de sources différentes pour évaluer les montants des investissements au titre des ‘nouvelles routes de la soie’ ce qui fait qu’il est compliqué d’avoir une estimation définitive”, rappelle cette experte. En l’occurrence, le centre de recherche de l’université de Fudan s’est concentré sur les flux d’argent, “c’est-à-dire les nouveaux projets qui se sont concrétisés l’an dernier. Si on regardait le cumul des investissements sur le temps, l’Irak serait loin d’être en tête, ajoute Jean-François Dufour, spécialiste de l’économie chinoise et directeur du cabinet de conseil DCA-Chine Analyse, contacté par France 24. Certains experts estiment même “malhonnête” de la part des chercheurs de l’université de Shanghaï d’avoir considéré que les prêts de quelque 10 milliards de dollars consentis par la Chine à l’Irak peuvent être assimilés à des investissements dans le cadre des “nouvelles routes de la soie”. Parmi eux, Yesar al-Maleki, spécialiste des questions d’énergie dans le Moyen-Orient et ex-directeur de l’Iraq Energy Institute, qui s’en prend violemment sur Twitterà ces conclusions. Il estime que les appels d’offres remportés en Irak par quelques groupes chinois ne font pas du pays l’eldorado 2021 du vaste programme d'infrastructures de Pékin. Opportunisme chinois Malgré ces bémols, les données confirment la montée en puissance de l’Irak aux yeux des autorités chinoises. Pékin s’intéresse à ce pays depuis les années 1990. À l’époque, le géant asiatique en devenir connaissait une croissance folle qui faisait exploser ses besoins en énergie. “Il y a alors une course entre les différents pays pour sécuriser les sources d’approvisionnement en pétrole car on pensait que la demande allait rapidement dépasser l’offre [c’était avant la révolution du pétrole de schiste, NDLR]”, rappelle Camille Lons. L’Irak était courtisé par la Chine… mais au même titre que d’autres pays producteurs du précieux or noir. Après les deux guerres du Golf (celle de 1990 et celle de 2003), “la Chine a fait preuve d’opportunisme en Irak”, note Jean-François Dufour. Entre l’instabilité politique et l’insécurité liée à la lutte contre le terrorisme, l’Irak n’attirait pas les grands groupes occidentaux. “Les entreprises chinoises ont montré leurs capacités à investir dans les pays dits à risques”, note Camille Lons. “C’est l’avantage d’un pays comme la Chine, où les groupes pétroliers sont publics et vont là où le pouvoir leur dit d’aller”, résume Jean-François Dufour. Pour cet économiste, la preuve de l’importance de l’Irak aux yeux de Pékin tient au fait que “les quatre principaux groupes pétroliers chinois (CNPC, Sinopec, CNOOC et Zhenhua Oil) y sont présents alors que dans la plupart des pays producteurs il y en a, au maximum, deux”.  En 2019, déjà, l’Irak était devenu le troisième fournisseur de pétrole de la Chine, après la Russie et l’Arabie saoudite. “La dépendance chinoise au pétrole irakien a progressé, passant de 1 % en 2008 à 8-9 % aujourd’hui”, rappelle Camille Lons. Mais pourquoi Pékin a-t-il décidé d’accélérer ses investissements en Irak au point d’en faire l’un de ses  favoris en 2021 ? “Cela tient d’abord à un contexte général de ralentissement des investissements chinois dans le monde”, souligne Jean-François Dufour. Après les grandes dépenses des années folles du programme des “nouvelles routes de la soie” (depuis le début en 2013 jusqu’en 2019), et les tumultes économiques liés à la pandémie de Covid-19, Pékin a décidé de revenir aux fondamentaux. Les autorités veulent “donner la priorité à des investissements clairement profitables, comme ceux qui ont trait à l’énergie”, précise Camille Lons. La Chine a, ainsi, passé des accords avec un grand nombre de pays producteurs de pétrole - Iran, Arabie saoudite, Venezuela, Équateur - ces dernières années. En 2021, l’Irak semble, cependant, avoir été le grand gagnant de la politique de diversification des sources d’approvisionnement. “Ils ne peuvent pas trop dépendre de l’Arabie saoudite qui reste un partenaire stratégique des États-Unis, et l’option iranienne a aussi ses limites car Washington pourrait considérer tout nouveau contrat pétrolier avec Téhéran comme une provocation chinoise”, résume Jean-François Dufour. Débarrassé du gendarme américain ? Mais les prêts chinois accordés à l’Irak illustrent, de manière plus générale, un intérêt de plus en plus marqué pour le Moyen-Orient et le monde arabe. Les investissements dans cette région ont augmenté de 360 % en 2021, alors qu’ils sont en repli dans la plupart des autres parties du monde, soulignent les chercheurs du Green Finance and Development Center. Une hausse qui coïncide avec le repli militaire (encore limité) opéré par les États-Unis. “Les pays de la région ont alors commencé à vouloir diversifier leurs sources de financement et ont cherché plus à l’est, s’adressant notamment à la Chine”, explique Camille Lons. Pékin n’a été, en apparence, que trop content de s’engouffrer dans cette brèche. “Là encore, c’est de l’opportunisme car les Chinois savent qu’ils auront les coudées plus franches sans présence américaine”, note Jean-François Dufour. Cela peut aussi rapporter des points diplomatiques à la Chine. En venant à l’aide des pays du Moyen-Orient, Pékin peut espérer s’acheter des soutiens dans certains dossiers sensibles. “Il y a, par exemple, la question des Ouïghours et notamment le retour des jihadistes ouïghours qui se battent en Syrie”, note Camille Lons. Mais ce retrait américain n’est pas qu’une bénédiction. “La Chine n’est présente que pour des raisons économiques et elle était bien contente de laisser les États-Unis jouer le rôle du gendarme régional chargé de garantir la stabilité nécessaire pour faire des affaires”, rappelle Jean-François Dufour.  Il risque donc d’y avoir un vide sécuritaire, et “les responsables chinois sont très réticents à l’idée de le combler, ce qui risquerait de les obliger à mettre le doigt dans les très complexes aspects géopolitiques régionaux”, souligne l’économiste français.  Pour l’instant, “la politique chinoise est d’être l’ami de tout le monde”, résume Camille Lons. C’est ce qui lui permet d’être économiquement très engagée en Iran, tout en tissant des liens toujours plus étroits avec Bagdad, grand rival historique de Téhéran dans la région. “La grande question est de savoir combien de temps Pékin pourra maintenir cette position”, note Camille Lons. Que va-t-il se passer si un conflit régional menace les intérêts économiques chinois ? Ce n’est peut-être pas un hasard si la Chine a installé son unique base militaire en dehors de la Chine à Djibouti, non loin du Moyen-Orient.

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