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Insolite et Faits divers

ENQUETE VIDEO. Des manifestants ont-ils été verbalisés sur la seule base d'images de vidéosurveillance à Millau ?

Une vingtaine de personnes contestent des amendes pour non-respect des consignes sanitaires reçues après des manifestations en mai 2020. Le recours extensif à la vidéosurveillance inquiète militants et associations, qui dénoncent une dérive liberticide. Le 12 mai 2020, la France sort à peine du premier confinement et des dizaines de manifestants appartenant à divers mouvements se retrouvent en début de soirée sur la place du Mandarous, à Millau (Aveyron), pour huer le gouvernement et sa gestion de l'épidémie de Covid-19. Le rassemblement se déroule dans la bonne humeur, sans heurts, ni interpellation ou contrôle de police. Pourtant, quelques semaines plus tard, ils sont une cinquantaine à recevoir un  courrier à l'en-tête vert pistache : une "prune sans contact", ironisent certains, d'un montant de 135 euros pour non-respect des consignes sanitaires. A ce moment-là, il est interdit de se réunir à plus de dix personnes sur la voie publique. Sur le fond, cette verbalisation surprend et inquiète ; sur la forme, elle intrigue aussi les manifestants qui se sont vite rendus compte que des caméras de vidéo-surveillance – on en dénombre plus de quarante à Millau – avaient servi à les verbaliser. Des policiers qui les laissent défiler Assis sur un banc du parc qui jouxte la mairie de Millau, Benoît Sanchez-Mateo se remémore la manifestation du 12 mai 2020. Une fin de journée ensoleillée, un concert de casseroles organisé par la "convergence millavoise", cet ensemble hétéroclite de militants "syndicalistes, solidaires, mêlant CGT et gilets jaunes", explique-t-il. "Après 20 heures, on est partis en manifestation, que l'on n'avait pas jugé utile de déclarer", retrace le régisseur lumière, qui réside à Millau depuis une dizaine d'années. D'abord réunis en groupes de dix personnes "pour éviter les problèmes", les manifestants peinent ensuite à tenir la distanciation sociale, notamment dans les rues plus étroites de la vieille ville. Ils sont toutefois nombreux à porter un masque, alors même que cela n'était pas encore obligatoire. Sur leur route, ils croisent un véhicule de police et plusieurs agents, qui les laissent défiler sans poser de question. D'où l'incompréhension lorsque les premières amendes arrivent dans les boîtes aux lettres. Certains reçoivent d'autres amendes pour une seconde manifestation organisée le 22 mai 2020 à Millau, avec un montant parfois majoré pour cause de "récidive". Des personnes "connues" par les autorités Passée la surprise, les manifestants verbalisés tentent de s'organiser. "On a dû se réunir dans les bois, se souvient-il avec un sourire désemparé. C'était la seule façon d'être nombreux en extérieur." Rapidement, les soupçons se portent sur les caméras de la ville. "Toutes les amendes mentionnent la même heure, soit 20h07, note Benoît Sanchez-Mateo. On se rend compte qu'ils ont tout fait à distance."  Reconnaissant avoir saisi des bandes de vidéosurveillance, la préfecture de l'Aveyron assure dans un communiqué que ces enregistrements n'ont servi qu'à "confirmer les identifications faites sur place" par des agents en civil. Le procédé est légal et permis par une convention signée entre la police et la ville de Millau, qui exploite ces caméras. L'identification en deux temps est par ailleurs mentionnée par le procès-verbal du 12 mai 2020, que franceinfo a pu consulter. Mais un détail interpelle toutefois la défense des "amendés de mai", comme les manifestants se surnomment entre eux. "Il y a au moins une personne qui n'est pas formellement identifiée par les policiers, qui n'est pas listée dans le procès-verbal, mais qui a quand même reçu une amende", révèle Julien Brel, l'un des trois avocats toulousains représentant les manifestants verbalisés. "Nécessairement, nous pensons que c'est la vidéosurveillance qui a été utilisée pour aller amender au moins cette personne", conclut l'avocat. Des caméras de surveillance sur la place du Mandarous à Millau, le 9 juin 2021. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO) Interrogée sur cette affaire, la Direction départementale de la sécurité publique de l'Aveyron insiste sur le travail de terrain mené par les agents de police. "A Millau, on a une population particulière. (...) Toutes les personnes verbalisées sont connues depuis des années par les policiers", justifie le commandant Lilian Kinach. Quant à l'usage des caméras, "c'est un dispositif qui fonctionne bien", assure-t-il, et qui a déjà permis de résoudre "de nombreuses affaires judiciaires". Quid du droit de manifester ? "Que la police utilise la vidéosurveillance, c'est acquis depuis des années, réagit Julien Brel. Mais ce qui fait débat ici, c'est de savoir si la police peut utiliser les caméras d'une ville pour venir dresser des contraventions à l'encontre de personnes qui ont exercé leurs libertés fondamentales." Dans cette affaire, Julien Brel dénonce aussi un "fichage" des manifestants verbalisés, dont l'activité militante et l'engagement politique local figurent dans le procès-verbal du 12 mai 2020. Des mentions reconnues comme "inopportunes" par la préfecture.  Depuis sa médiatisation, l'affaire des "amendés de Millau" inquiète vivement les associations de défense des droits de l'homme, comme Amnesty International. L'ONG dénonce le recours extensif aux caméras de surveillance : "On sait que le fait d'être filmé dans les manifestations peut avoir un effet dissuasif sur le droit de manifester", alerte Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer pour l'organisation. Pour elle, l'usage de vidéosurveillance et les amendes dressées à Millau sont le signe d'une "logique répressive". "L'Etat aborde la manifestation comme si c'était un désordre à contenir absolument, estime-t-elle. Alors que l'Etat devrait aussi l'aborder comme un lieu où les citoyens expriment des droits. L'Etat est garant de la protection et de la facilitation de l'exercice de ce droit." Des audiences prévues pour la rentrée 2021 Convoqués une première fois le 4 mai dernier devant le tribunal de Rodez, qui s'est déclaré incompétent pour statuer sur l'affaire, les "amendés de Millau" devraient se retrouver face au tribunal de police de Millau "à la rentrée 2021", annonce la préfecture. L'occasion pour leurs avocats de faire valoir la décision du Conseil d'Etat du 13 juin 2020 qui a levé l'interdiction de rassemblement à plus de dix personnes dans le cas d'une manifestation. Mais aussi de pointer de nombreuses irrégularités dans l'envoi des amendes. "Les contraventions ont été envoyées tantôt chez l'employeur, tantôt à une ancienne adresse de l'intéressé qui avait fait le nécessaire pour assurer son changement d'adresse, voire même dans un bar", s'étonne Julien Brel. Certains manifestants assurent n'avoir jamais reçu leur amende, mais ont subi une majoration puis une saisie sur leur compte bancaire presque un an après les faits. Camille Valabrègue, 34 ans, devant la caméra qui a servi à la verbaliser lors d'une manifestation à Millau organisée le 12 mai 2020. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO) "On m'a prélevé 825 euros, sans aucune information sur le motif de cette saisie", déplore Camille Valabrègue, qui avait manifesté le 12 mai 2020. La formatrice de 34 ans se dit victime d'une "injustice" et éprouve de grandes difficultés à contester cette saisie. Dans sa dernière réponse en date, le Centre national de traitement des amendes lui demandait de renseigner... la plaque d'immatriculation du véhicule verbalisé. Comme d'autres manifestants verbalisés, Camille Valabrègue dit vouloir "garder le moral" et espère obtenir le remboursement de sa saisie. Mais qu'ils soient finalement délestés ou non de leur amende, les "amendés de Millau" ont prévenu qu'ils saisiraient la justice, y compris européenne, pour obtenir un encadrement plus strict de la vidéosurveillance en France.

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